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Full text of "René Guénon - Rene Guenon - Français"

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René Guénon 
Formes traditionnelles 
et cycles cosmiques 

On aurait pu intituler les articles réunis pour la première fois dans ce recueil 
« Fragments d'une histoire inconnue » puisque, après une étude sur les cycles 
cosmiques, on trouve deux articles sur l'Atlantide et l'Hyperborée, suivis de textes sur 
les traditions hébraïque, égyptienne et gréco-latine. Les connaissances 
cosmologiques traditionnelles contenues dans Le Roi du Monde, Le Règne de la 
Quantité, Symboles fondamentaux de la science sacrée et dans le présent 
volume constituent une somme qui n'a, sans doute, son équivalent dans aucune 
langue. 

René Guénon naquit à Blois le 15 novembre 1886 et mourut au Caire le 7 janvier 
1951. 



AVERTISSEMENT : Document copié sous word, d'après les éditions 

Gallimard, décembre 2005. 



Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 

RENE GUENON 



FORMES 

TRADITIONNELLES 
ET CYCLES COSMIQUES 



N RF 



GALLIMARD 




AVANT-PROPOS 7 

1 11 

Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques (e.t, oct.1938) 13 

Comptes rendus 25 

MIRCEA ELIADE : Le MYTHE DE L’ÉTERNEL RETOUR. ARCHÉTYPES ET RÉPÉTITION. (E.T, dec.1949) 25 
GASTON GEORGEL : Les Rythmes DANS L’HISTOIRE. (CHEZ L’AUTEUR, BELFORT.) (E.T, OCT. 1937) 

28 

GASTON GEORGEL : Les Rythmes dans l’Histoire. (Editions « Servir », Besançon.)(e.t, janv. 
1949) 30 

II 33 

Atlantide et Hyperborée (v.dt, oct.1929) 35 

Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara (v. d’i„ août-sept. 1931 ) 46 

III 53 

Quelques remarques sur le nom d’Adam (v. d’i„ dec. 1931 ) 55 

QABB ALAH (v. D’L, MAI. 1933) 61 

Kabbale et science des nombres (v. d’i„ août-sept. 1933) 67 

« La Kabbale juive » de Paul Vulliaud (Ignis, 1925) 81 

LE SlPHRA DI-TZENIUTHA (v. dT.,dÉC. 1930) 105 

Comptes rendus 111 

MARCEL BULARD : LE SCORPION, SYMBOLE DU PEUPLE JUIF DANS L ’ART RELIGIEUX DES XIV EME , XV 

EME , XVI EME SIÈCLES. (E. DEBOCCARD, PARIS) (E.T., juill. 1936) 1 1 1 

SIR CHARLES MARSTON : La Bible a dit vrai. Version française de Luce Clarence. 
(Librairie Plon, Paris.) (E.t., dec. 1936) 113 

IV 117 

La Tradition hermétique (v.d’l, avril 1931 ) 119 

Hermès (v. d’l, avril 1932 ) 128 

Le Tombeau d’Hermès (E.t., déc. 1936 ) 138 

Comptes rendus 149 

ENEL : LES ORIGINES DE LA GENÈSE ET L’ENSEIGNEMENT DES TEMPLES DE L’ANCIENNE EGYPTE. 

VOLUME I, 1 ERE ET 2 eme PARTIES. (Institut français d’Archéologie orientale. Le Caire.) (E.T.,nov. 1936) 149 

ENEL : A MESSAGE FROM THE SPHINX. (Rider and Co, London.) (E.T., nov. 1937) 151 

XAVIER GUICHARD : ELEUSIS ALÉSIA : ENQUÊTE SUR LES ORIGINES DE LA CIVILISATION EUROPÉENNE. 

(Imprimerie F. Paillart, Abbeville.) (E.T., juin 1938) 156 

NOËL DE LA HOUSSAYE : LES BRONZES ITALIOTES ARCHAÏQUES ET LEUR SYMBOLIQUE. (Editions du 

Trident, Paris.) (E.T„janv. 1945) 163 

NOËL DE LA HOUSSAYE : LE PHOENIX, POÈME SYMBOLIQUE. (Editions du Trident, Paris.) 

(E.T., janv. 1945) 165 

LETTRES D’HUMANITE, TOME III (E.T., janv.-fevr. 1948) 166 

LETTRES D’HUMANITE, TOME IV. (E.T.. janv. 1945) 170 

GEORGES DUMEZIL : L 'HÉRITAGE INDO-EUROPÉEN À ROME. (Gallimard, Paris). (E.T., déc. 1949) 172 




7 



Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



AVANT-PROPOS 

Les articles réunis dans le présent recueil représentent l'aspect le plus « original » peut-être 
- le plus déconcertant aussi pour nombre de lecteurs - de l'œuvre de René Guénon. On 
aurait pu l'intituler Fragments d'une histoire inconnue, mais d'une histoire qui englobe 
protohistoire et préhistoire puisqu'elle commence avec la Tradition primordiale 
contemporaine des débuts de la présente humanité. 

Ce sont des fragments destinés à demeurer tels en ce sens qu'il eût été sans doute 
impossible à Guénon lui-même de présenter cette histoire de manière continue et sans 
lacunes car les sources traditionnelles qui lui en ont fourni les éléments étaient 
vraisemblablement multiples. Ce sont des fragments aussi en un autre sens car on n'a pu 
réunir ici que les textes non encore incorporés dans de précédents volumes soit par Guénon 
lui-même, soit par les compilateurs de recueils posthumes déjà publiés. 

Tels quels ces fragments nous ont paru ouvrir tant d'horizons nouveaux pour le lecteur 
occidental d'aujourd'hui qu'il eût été regrettable de les laisser enfouis en des collections de 
revues accessibles seulement dans quelques grandes bibliothèques publiques. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Nous avons fait allusion à des sources traditionnelles multiples. C'est ici le lieu de rappeler ce 
qu'a écrit un jour René Guénon, à savoir que ses sources ne comportaient pas de 
« références ». Cela est plus vrai encore pour les textes ici rassemblés que pour d'autres 
parties de l'œuvre de Guénon. Aussi le présent recueil est-il destiné, dans notre esprit, 
principalement aux lecteurs qui ont déjà connaissance de l'ensemble de l'œuvre de l'auteur : 
la Métaphysique exposée par Guénon sera pour eux la caution de l'histoire de la Tradition. 

Dans les textes qu'on va lire, c'est surtout ce qui touche à l'Hyperborée et à l'Atlantide qui 
sera une pierre d'achoppement pour certains, car presque tout ce qui en est dit se trouve à 
contre-courant des idées qui prévalent, en général, dans le monde scientifique occidental. 
Les points de convergence seraient, croyons-nous, plus nombreux avec les résultats de la 
recherche scientifique dans le monde soviétique ; mais ceux-ci sont trop imparfaitement 
connus ici pour qu'on puisse utilement en faire état. 

D'ailleurs, étant donné le caractère préhistorique évident des époques auxquelles nous 
reportent les traditions hyperboréenne et atlantéenne, on ne saurait évoquer que des indices, 
au mieux quelques faisceaux d'indices, la plupart se situant dans les domaines de 
l'ethnographie, de la linguistique comparée et des religions. C'est ainsi qu'on pourrait 
mentionner la communauté de certains rites, la parenté plus ou moins étroite de plusieurs 
autres, en particulier de la circoncision pratiquée des deux côtés de l'Atlantique. 
L'architecture et l'archéologie apporteraient sans doute quelques appuis. On sait qu'après 
l'avoir nié pendant des générations, les savants ont dû, depuis la découverte de quelques 
cryptes funéraires, admettre que les pyramides du Nouveau Monde étaient à usage, non 
seulement de temples, mais aussi de tombeaux - et parfois d'observatoires - tout comme 
celles d'Egypte. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Il reste que cet ensemble de données ne peut, encore une fois, du point de vue de la 
Science officielle, apporter que des indices, non des certitudes, quant à la présence de 
l'homme dans un continent atlantidien, l'existence même de ce dernier, aux époques 
géologiques antérieurs n'étant plus discutée. 

L'étude sur les cycles cosmiques par laquelle s'ouvre le recueil en raison de son caractère de 
préambule, n'offre pas de difficultés particulières, l'existence d'une doctrine des cycles dans 
la tradition hindoue étant généralement connue en Occident. On sait maintenant que des 
théories cycliques existent également dans la Kabbale juive et dans l'ésotérisme islamique. 

Pour donner plus de cohérence à ce recueil, on a retenu seulement, outre les études sur 
l'Hyperborée et l'Atlantide, celles qui concernent des traditions non chrétiennes ayant eu une 
influence directe sur le monde occidentale, c'est-à-dire la tradition hébraïque et les traditions 
égyptienne et gréco-latine. Le Celtisme pourtant n'y figure pas, non plus que l'Islam. Ce n'est 
pas qu'on mésestime, loin de là, le rôle de ces deux traditions. Simplement, ce qui, dans 
l'œuvre de Guénon, concerne le Celtisme a été intégré dans le recueil intitulé Symboles 
fondamentaux de la Science sacrée : ce sont les études sur Le Saint-Graal (chap. III 
et IV de cet ouvrage), sur La triple enceinte druidique (chap.X), sur La Terre du Soleil 
(chap. XII), sur Le Sanglier et l'Ourse (chap. XXIV). 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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En ce qui concerne l'Islam, le seul article de Guénon ayant un rapport avec le présent sujet 
est celui intitulé Les mystères de la lettre Nûn, qui forme le chapitre XXIII des Symboles 
fondamentaux. 

Pour les traditions hébraïque et égyptienne, on complétera les études contenues dans le 
présent recueil par le chapitre XXI du Règne de la quantité et les signes des Temps, sur Caïn 
et Abel et par le chapitre XX des symboles fondamentaux intitulé Sheth. 

Cela étant précisé, il faut ajouter que le volume présenté aujourd'hui ne peut en tout cas 
être entièrement séparé des trois livres suivants considérés dans leur totalité : Le Roi du 

Monde, Le Règne de la quantité et les signes des Temps et les Symboles 
fondamentaux de la Science Sacrée. 

Nous permettra-t-on d'ajouter que les connaissances cosmologiques traditionnelles 
renfermées dans ces quatre livres constituent une somme qui n'a sans doute son équivalent 
dans aucune langue ? 

Roger Maridort. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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Quelques remarques sur la doctrine des cycles cosmiques 

On nous a parfois demandé , 1 à propos des allusions que nous avons été amené à faire çà et 
là à la doctrine hindoue des cycles cosmiques et à ses équivalents qui se rencontrent dans 
d'autres traditions, si nous ne pourrions en donner, sinon un exposé complet, tout au moins 
une vue d'ensemble suffisante pour en dégager les grandes lignes. A la vérité, il nous semble 
que c'est là une tâche à peu près impossible, non seulement parce que la question est fort 
complexe en elle-même, mais surtout à cause de l'extrême difficulté qu'il y a à exprimer ces 
choses en une langue européenne et de façon à les rendre intelligibles à la mentalité 
occidentale actuelle, qui n'a nullement l'habitude de ce genre de considérations. Tout ce qu'il 
est réellement possible de faire, à notre avis, c'est de chercher à éclaircir quelques points par 
des remarques telles que celles qui vont suivre, et qui ne peuvent en somme avoir aucune 
prétention que d'apporter de simples suggestions sur le sens de la doctrine dont il s'agit, 
bien plutôt que d'expliquer celle-ci véritablement. 



1 Cet article a paru en Anglais dans le Journal of Indian Society of Oriental Art, numéro de Juin- 
décembre 1937, dédié à A.K. Coomaraswamy, à l'occasion de son soixantième anniversaire. 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Nous devons considérer un cycle, dans l'acception la plus générale de ce terme, comme 
représentant le processus de développement d'un état quelconque de manifestation, ou, s'il 
s'agit de cycles mineurs, de quelqu'une des modalités plus ou moins restreintes et 
spécialisées de cet état. D'ailleurs, en vertu de la loi de correspondance qui relie toutes 
choses dans l'Existence universelle, il y a toujours et nécessairement une certaine analogie 
soit entre les différents cycles de même ordre, soit entre les cycles principaux et leurs 
divisions secondaires. C'est là ce qui permet d'employer, pour en parler, un seul et même 
mode d'expression, bien que celui-ci ne doive souvent être entendu que symboliquement, 
l'essence même de tout symbolisme étant précisément de se fonder sur les correspondances 
et les analogies qui existent réellement dans la nature des choses. Nous voulons surtout faire 
allusion ici à la forme « chronologique» sous laquelle se présente la doctrine des cycles : Le 
Kalpa représentant le développement total d'un monde, c'est-à-dire d'un état ou degré de 
l'Existence universelle, il est évident qu'on ne pourra parler littéralement de la durée d'un 
Kalpa, évaluée suivant une mesure de temps quelconque, que s'il s'agit de celui qui se 
rapporte à l'état dont le temps est une des conditions déterminantes, et qui constitue 
proprement notre monde. Partout ailleurs, cette considération de la durée et de la 
succession qu'elle implique ne pourra plus avoir qu'une valeur symbolique et devra être 
transposée analogiquement, la succession temporelle n'étant alors qu'une image de 
l'enchaînement, logique et ontologique à la fois, d'une série « extra-temporelle » de causes 
et d'effets ; 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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mais, d'autre part, comme le langage humain ne peut exprimer directement d'autres 
conditions que celles de notre état, un tel symbolisme est par là même justifié et doit être 
regardé comme parfaitement naturel et normal. 

Nous n'avons pas l'intention de nous occuper présentement des cycles les plus étendus, tels 
que les Kalpas ; nous nous bornerons à ceux qui se déroulent à l'intérieur de notre Kalpa, 
c'est-à-dire aux Manvantaras et à leurs subdivisions. A ce niveau, les cycles ont un 
caractère à la fois cosmique et historique, car ils concernent plus spécialement l'humanité 
terrestre, tout en étant en même temps étroitement liés aux évènements qui se produisent 
dans notre monde en dehors de celle-ci. Il n'y a là rien dont on doive s'étonner, car l'idée de 
considérer l'histoire humaine comme isolée en quelque sorte de tout le reste est 
exclusivement moderne et nettement opposée à ce qu'enseignent toutes les traditions, qui 
affirment au contraire, unanimement une corrélation nécessaire et constante entre les deux 
ordres cosmiques et humains. 

Les Manvantaras, ou ères de Manus successifs, sont au nombre de quatorze, formant 
deux séries septénaires dont la première comprend les Manvantaras passés et celui où 
nous sommes présentement, et la seconde les Manvantaras futurs. Ces deux séries, dont 
l'une se rapporte ainsi au passé, avec le présent qui en est la résultante immédiate, et l'autre 
à l'avenir, peuvent être mises en correspondance avec celles des sept Swargas et des sept 
Pâtâlas, qui représentent l'ensemble des états respectivement supérieurs et inférieurs à 
l'état humain, 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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si l'on se place au point de vue de la hiérarchie des degrés de l'Existence ou de la 
manifestation universelle, ou antérieurs et postérieurs par rapport à ce même état, si l'on se 
place au point de vue de l'enchaînement causal des cycles décrit symboliquement, comme 
toujours, sous l'analogie d'une succession temporelle. Ce dernier point de vue est 
évidemment celui qui importe le plus ici : il permet de voir, à l'intérieur de notre Kalpa, 
comme une image réduite de tout l'ensemble des cycles de la manifestation universelle, 
suivant la relation analogique que nous avons mentionnée précédemment, et, en ce sens, on 
pourrait dire que la succession des Manvantaras marque en quelque sorte un reflet des 
autres mondes dans le nôtre. On peut d'ailleurs remarquer encore pour confirmer ce 
rapprochement, que les deux mots Manu et Loka sont employés l'un et l'autre comme 
désignations symboliques du nombre 14 ; parler à cet égard d'une simple « coïncidence » 
serait faire preuve d'une complète ignorance des raisons profondes qui sont inhérentes à 
tout symbolisme traditionnel. 

Il y a lieu d'envisager encore une autre correspondance avec les Manvantaras, en ce qui 
concerne les sept Dwîpas ou « régions» en lesquelles est divisés notre monde ; en effet, 
bien que ceux-ci soient représentés, suivant le sens propre du mot qui les désigne, comme 
autant d'îles ou de continents répartis d'une certaine façon dans l'espace, il faut bien se 
garder de prendre ceci littéralement et de les regarder simplement comme des parties 
différentes de la terre actuelle ; en fait, ils « émergent » tour à tour et non simultanément, 
ce qui revient à dire qu'un seul d'entre eux est manifesté dans le domaine sensible pendant 
le cours d'une certaine période. 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Si cette période est un Manvantara, il faudra en conclure que chaque Dwîpa devra 
apparaître deux fois dans le Kalpa, soit une fois dans chacune des deux séries septénaires 
dont nous venons de parler ; et, du rapport de ces deux séries, qui se correspondent en sens 
inverse comme il en est dans tous les cas similaires, et en particulier pour celles des 
Swargas et des Pâtâlas, on peut déduire que l'ordre d'apparition des Dwîpas devra 
également, dans la seconde série, être inverse de ce qu'il a été dans la première. En somme, 
il s'agit là d'états différents du monde terrestre, bien plutôt que de « régions» à proprement 
parler ; le Jambu-Dwîpa représente en réalité la terre entière dans son état actuel, et, s'il 
est dit s'étendre au sud de Mêru, ou de la montagne « axiale » autour de laquelle 
s'effectuent les révolutions de notre monde c'est qu'en effet, le Mêru étant identifié 
symboliquement au pôle Nord, toute la terre est bien véritablement située au sud par 
rapport à celui-ci. Pour expliquer ceci plus complètement, il faudrait pouvoir développer le 
symbolisme des directions de l'espace, suivant lesquelles sont répartis les Dwîpas, ainsi que 
les relations de correspondance qui existent entre ce symbolisme spatial et le symbolisme 
temporel sur lequel repose toute la doctrine des cycles ; mais, comme il ne nous est pas 
possible d'entrer ici dans ces considérations qui demanderaient à elles seules tout un volume, 
nous devons nous contenter de ces indications sommaires, que pourront d'ailleurs facilement 
compléter par eux-mêmes tous ceux qui ont déjà quelque connaissance de ce dont il s'agit. 

Cette façon d'envisager les sept Dwîpas se trouve confirmée aussi par les données 
concordantes d'autres traditions dans lesquelles il est également parlé des « sept terres», 
notamment dans l'ésotérisme islamique et la Kabbale hébraïque : 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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Ainsi, dans cette dernière, ces « sept terres», tout en étant figurées extérieurement par 
autant de divisions de la terre de Chanaan, sont mises en rapport avec les règnes des « sept 
rois d'Edom», qui correspondent assez manifestement aux sept Manus de la première 
série ; et elles sont toutes comprises dans la « Terre des Vivants», qui représente le 
développement complet de notre monde, considéré comme réalisé de façon permanente 
dans son état principiel. Nous pouvons noter ici la coexistence de deux points de vue, l'un de 
succession, qui se réfère à la manifestation en elle-même, et l'autre de simultanéité, qui se 
réfère à son principe, ou à ce qu'on pourrait appeler son « archétype » ; et, au fond, la 
correspondance de ces deux points de vue équivaut d'une certaine façon à celle du 
symbolisme temporel et du symbolisme spatial, à laquelle nous venons précisément de faire 
allusion en ce qui concerne les Dwîpas de la tradition hindoue. 

Dans l'ésotérisme islamique, les « sept terres» apparaissent, peut-être plus explicitement 
encore, comme autant de tabaqât ou « catégories» de l'existence terrestre, qui coexistent 
et s'interpénétrent en quelque sort, mais dont une seule peut être actuellement atteinte par 
les sens, tandis que les autres sont à l'état latent et ne peuvent être perçues 
qu'exceptionnellement et dans certaines conditions spéciales ; et, ici encore, elles sont tour à 
tour manifestées extérieurement, dans les diverses périodes qui se succèdent au cours de la 
durée totale de ce monde. D'autre part, chacune des « sept terres» est régie par un Qutb 
ou « Pôle », qui correspond ainsi très nettement au Manu de la période pendant laquelle sa 
terre est manifestée ; 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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et ces sept Aqtâb sont subordonnés au « Pôle » suprême, comme les différentes Manus le 
sont à l'Adi-Manu ou Manu primordial ; mais en outre, en raison de la coexistence des 
« sept terres», ils exercent aussi, sous un certain rapport, leurs fonctions d'une façon 
permanente et simultanée. Il est à peine besoin de faire remarquer que cette désignation de 
« Pôle » se rattache étroitement au symbolisme « polaire » du Mêru que nous avons 
mentionné tout à l'heure, le Mêru lui-même ayant d'ailleurs pour exact équivalent la 
montagne de Qâf dans la tradition islamique. Ajoutons encore que les sept « Pôles » 
terrestres sont considérés comme les reflets des sept « Pôles » célestes, qui président 
respectivement aux sept cieux planétaires ; et ceci évoque naturellement la correspondance 
avec les Swargas dans la doctrine hindoue, ce qui achève de montrer la parfaite 
concordance qui existe à ce sujet entre les deux traditions. 

Nous envisagerons maintenant les divisions d'un Manvantara, c'est-à-dire les Yugas, qui 
sont au nombre de quatre ; et nous signalerons tout d'abord, sans y insister longuement, 
que cette division quaternaire d'un cycle est susceptible d'applications multiples, et qu'elle se 
retrouve en fait dans beaucoup de cycles d'ordre plus particulier : on peut citer comme 
exemples les quatre saisons de l'année, les quatre semaines du mois lunaire, les quatre âges 
de la vie humaine ; ici encore, il y a correspondance avec le symbolisme spatial, rapporté 
principalement en ce cas aux quatre points cardinaux. D'autre part, on a souvent remarqué 
l'équivalence manifeste des quatre Yugas avec les quatre âge d'or, d'argent, d'airain et de 
fer, tels qu'ils étaient connus de l'antiquité gréco-latine : 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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de part et d'autre, chaque période est également marquée par une dégénérescence par 
rapport à celle qui l'a précédée ; et ceci, qui s'oppose directement à l'idée de « progrès » 
telle que le conçoivent les modernes, s'explique très simplement par le fait que tout 
développement cyclique, c'est-à-dire en somme, tout processus de manifestation, impliquant 
nécessairement un éloignement graduel du principe, constitue bien véritablement en effet, 
une « descente», ce qui est d'ailleurs aussi le sens réel de la « chute » dans la tradition 
judéo-chrétienne. 

D'un Yuga à l'autre, la dégénérescence s'accompagne d'une décroissance de la durée, qui 
est d'ailleurs considérée comme influençant la longueur de la vie humaine ; et ce qui importe 
avant tout à cet égard, c'est le rapport qui existe entre les durées respectives de ces 
différentes périodes. Si la durée totale du Manvantara est représentée par 10, celle du 
Krita-Yuga ou Satya-Yuga le sera par 4, celle du Trêtâ-Yuga par 3, celle du Dwâpara- 
Yuga par 2, et celle du Kali-Yuga par 1 ; ces nombres sont aussi ceux des pieds du 
taureau symbolique de Dharma qui sont figurés comme reposant sur la terre pendant les 
mêmes périodes. La division du Manvantara s'effectue donc suivant la formule 10 = 
4+3+2+1, qui est, en sens inverse, celle de la Tétrakys pythagoricienne : 1+2+3+4 = 10 ; 
cette dernière formule correspond à ce que le langage de l'hermétisme occidental appelle la 
« circulature du quadrant », et l'autre au problème inverse de la « quadrature du cercle », 
qui exprime précisément le rapport de la fin du cycle à son commencement, c'est-à-dire, 
l'intégration de son développement total ; il y a là tout un symbolisme à la fois arythmétique 
et géométrique que nous ne pouvons indiquer encore en passant pour ne pas trop nous 
écarter de notre sujet principal. 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Quant aux chiffres indiqués dans divers textes pour la durée du Manvantara, et par suite 
pour celle des Yugas, il doit être bien entendu qu'il ne faut nullement les regarder comme 
constituant une « chronologie» au sens ordinaire de ce mot, nous voulons dire comme 
exprimant des nombres d'années devant être pris à la lettre ; c'est d'ailleurs pourquoi 
certaines variations apparentes dans ces données n'impliquent au fond aucune contradiction 
réelle. Ce qui est à considérer dans ces chiffres, d'une façon générale c'est seulement le 
nombre 4 320, pour la raison que nous allons expliquer par la suite, et non point les zéros 
plus ou moins nombreux dont il est suivi, et qui peuvent même être surtout destinés à 
égarer ceux qui voudraient se livrer à certains calculs. Cette précaution peut sembler étrange 
à première vue, mais elle est cependant facile à expliquer : si la durée réelle du 
Manvantara était connue, et si en outre, son point de départ était déterminé avec 
exactitude, chacun pourrait sans difficulté en tirer des déductions permettant de prévoir 
certains événements futurs ; or, aucune tradition orthodoxe n'a jamais encouragé les 
recherches au moyen desquelles l'homme peut arriver à connaître l'avenir dans une mesure 
plus ou moins étendue, cette connaissance présentant pratiquement beaucoup plus 
d'inconvénients que d'avantages véritables. C'est pourquoi le point de départ et la durée du 
Manvantara ont toujours été dissimulés plus ou moins soigneusement, soit en ajoutant ou 
en retranchant un nombre déterminé d'années aux dates réelles, soit en multipliant ou 
divisant les durées des périodes cycliques de façon à conserver seulement leurs proportions 
exactes ; et nous ajouterons que certaines correspondances ont parfois aussi été interverties 
pour des motifs similaires. 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Si la durée du Manvantara est 4 320, celles des quatre Yugas seront respectivement 1 728, 
1 296, 864 et 432 ; mais par quel nombre faudra-t-il multiplier ceux-là pour obtenir 
l'expression de ces durées en années ? Il est facile de remarquer que tous les nombres 
cycliques sont en rapport direct avec la division géométrique du cercle : ainsi, 4 320 = 360 x 
12 ; il n'y a d'ailleurs rien d'arbitraire ou de purement conventionnel dans cette division, car, 
pour des raisons relevant deal correspondance qui existe dans l'arithmétique et la géométrie, 
il est normal qu'elle s'effectue suivant des multiples de 3, 9, 12, tandis que la division 
décimale est celle qui convient proprement à la ligne droite. Cependant, cette observation, 
bien que vraiment fondamentale, ne permettrait pas d'aller très loin dans la détermination 
des périodes cycliques, si l'on ne savait en outre, que la base principale de celles-ci, dans 
l'ordre cosmique, est la période astronomique de la précession des équinoxes, dont la durée 
est de 25 920 ans, de telle sorte que le déplacement des points équinoxiaux est d'un degré 
en 72 ans. Ce nombre 72 est précisément un sous-multiple de 4 320 = 72 x 60, et 4 320 est 
à son tour un sous-multiple de 25 920 = 4 320 x 6 ; le fait qu'on retrouve pour la précession 
des équinoxes les nombres liés à la division du cercle est d'ailleurs encore une preuve du 
caractère véritablement naturel de cette dernière ; mais la question qui se pose est 
maintenant celle-ci : quel multiple ou sous-multiple de la période astronomique dont il s'agit 
correspond réellement à la durée du Manvantara ? 

La période qui apparaît le plus fréquemment dans différentes traditions, à vrai dire, est peut- 
être moins celle même de la précession des équinoxes que sa moitié : 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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c'est, en effet, celle-ci qui correspond notamment à ce qu'était la « grande année »des 
Perses et des Grecs, évaluée souvent par approximation à 12 000 ou 13 000 ans, sa durée 
exacte étant de 12 960 ans. Etant donné l'importance toute particulière qui est ainsi 
attribuée à cette période, il est à présumer que le Manvantara devra comprendre un 
nombre entier de ces « grandes années» ; mais alors quel sera ce nombre ? A cet égard, 
nous trouvons tout au moins, ailleurs que dans la tradition hindoue, une indication précise, 
et qui semble assez plausible pour pouvoir cette fois être acceptée littéralement : chez les 
Chaldéens, la durée du règne de Xisuthros, qui est manifestement identique à Vaivaswata, 
le Manu de l'ère actuelle, est fixée à 64 800, soit exactement cinq « grandes années ». 
Remarquons incidemment que le nombre 5, étant celui des bhûtas ou éléments du monde 
sensible, doit nécessairement avoir une importance spéciale au point de vue cosmologique, 
ce qui tend à confirmer la réalité d'une telle évaluation : peut-être même y aurait-il lieu 
d'envisager une certaine corrélation entre les cinq Bhûtas et les cinq « grandes années» 
successives dont il s'agit, d'autant plus que, en fait, on rencontre dans les traditions 
anciennes de l'Amérique centrale une association expresse des éléments avec certaines 
périodes cycliques ; mais c'est là une question qui demanderait à être examinée de plus près. 
Quoi qu'il en soit, si telle est bien la durée réelle du Manvantara, et si l'on continue à 
prendre pour base le nombre 4 320, qui est égal au tiers de la « grande année », c'est donc 
par 15 que ce nombre devra être multiplié. D'autre part, les cinq « grande année » seront 
naturellement réparties de façon inégale, mais suivant des rapports simples, dans les quatre 
Yugas : 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



le Krita-Yuga en contiendra 2, le Trêtâ-Yuga 1 Vi , le Dwâpara-Yuga 1, et le Kali-Yuga 

Vi ; ces nombres sont d'ailleurs, bien entendu la moitié de ceux que nous avions 
précédemment en représentant par 10 la durée du Manvantara. Evaluées en années 
ordinaires, ces mêmes durées des quatre Yugas seront respectivement de 25 920, 19 440, 
12 960 et 6 480 ans, formant le total de 64 800 ans ; et l'on reconnaîtra que ces chiffres se 
tiennent au moins dans des limites parfaitement vraisemblables, pouvant fort bien 
correspondre à l'ancienneté réelle de la présente humanité terrestre. 

Nous arrêterons là ces quelques considérations, car, pour ce qui est du point de départ de 
notre Manvantara, et, par conséquent, du point exact de son cours où nous en sommes 
actuellement, nous n'entendons pas nous risquer à essayer de les déterminer. Nous savons, 
pour toutes les données traditionnelles, que nous sommes depuis longtemps déjà dans le 
Kali-Yuga ; nous pouvons dire, sans aucune crainte d'erreur, que nous sommes même dans 
une phase avancée de celui-ci, phase dont les descriptions données dans les Purânas 
répondent d'ailleurs, de la façon la plus frappante, aux caractères de l'époque actuelle ; mais 
ne serait-il pas imprudent de vouloir préciser davantage, et, par surcroît, cela n'aboutirait-il 
pas inévitablement à ces sortes de prédictions auxquelles la doctrine traditionnelle a, non 
sans de graves raisons, opposé tant d'obstacles ? 




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Par René Guénon. 



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Comptes rendus 

MIRCEA ELIADE : Le Mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition. 

(Gallimard, Paris). 

Le titre de ce petit volume, qui d'ailleurs ne répond pas exactement à son contenu, ne nous 
paraît pas très heureux, car il fait inévitablement penser aux conceptions modernes 
auxquelles s'applique habituellement ce nom d' « éternel retour », et qui, outre la confusion 
de l'éternité avec la durée indéfinie, impliquent l'existence d'une répétition impossible, et 
nettement contraire à la véritable notion traditionnelle des cycles, suivant laquelle il y a 
seulement correspondance et non pas identité ; il y a là en somme, dans l'ordre 
macrocosmique, une différence comparable à celle qui existe, dans l'ordre microcosmique, 
entre l'idée de la réincarnation et celle du passage de l'être à travers les états multiples de la 
manifestation. En fait, ce n'est pas de cela qu'il s'agit dans le livre de M. Eliade et ce qu'il 
entend par « répétition » n'est pas autre chose que la reproduction ou plutôt l'imitation 
rituelle de « ce qui fut fait au commencement ». Dans une civilisation intégralement 
traditionnelle, tout procède d' « archétypes célestes » : 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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Ainsi, les villes, les temples et les demeures sont toujours édifiés suivant un modèle 
cosmique ; une autre question connexe, et que même, au fond, diffère beaucoup moins de 
celle-là que l'auteur ne semble le penser, est celle de l'identification symbolique avec le 
« Centre». Ce sont là des choses dont nous avons eu nous-même à parler bien souvent ; M. 
Eliade a réuni de nombreux exemples se référant aux traditions les plus diverses, ce qui 
montre bien l'universalité et pourrions-nous le dire, la « normalité » de ces conceptions. Il 
passe ensuite à l'étude des rites proprement dits, toujours au même point de vue ; mais il 
est un point sur lequel nous devons faire une sérieuse réserve : il parle d' « archétypes des 
activités profanes », alors que précisément, tant qu'une civilisation garde un caractère 
intégralement traditionnel, il n'y a pas d'activités profanes : nous croyons comprendre que ce 
qu'il désigne ainsi, c'est ce qui devenu profane par suite d'une certaine dégénérescence, ce 
qui est bien différent, car alors, et par là même, il ne peut plus être question 
d' « archétypes », le profane n'étant tel que parce que n'est plus relié à aucun principe 
transcendant d'ailleurs, il n'y a certainement rien de profane dans les exemples qu'il donne 
(danses rituelles, sacre d'un roi, médecine traditionnelle). Dans la suite, il est plus 
particulièrement question du cycle annuel et des rites qui y sont liés ; naturellement, en 
vertu de la correspondance qui existe entre tous les cycles, l'année elle-même peut être 
prise comme une image réduite des grands cycles de la manifestation universelle, et c'est ce 
qui explique notamment que son commencement soit considéré comme ayant un caractère 
« cosmogonique » ; 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



l'idée d'une « régénération du temps », que l'auteur fait intervenir ici, n'est pas très claire, 
mais il semble qu'il faille entendre par là l'œuvre divine de conservation du monde manifesté, 
à laquelle l'action rituelle est une véritable collaboration, en vertu des relations qui existent 
entre l'ordre cosmique et l'ordre humain. Ce qui est regrettable, c'est que, pour tout cela, on 
s'estime obligé de parler de « croyances », alors qu'il s'agit de l'application de connaissances 
très réelles, et de sciences traditionnelles qui ont une tout autre valeur que les sciences 
profanes ; et pourquoi faut-il aussi, par une autre concession aux préjugés modernes, 
s'excuser d'avoir « évité toute interprétation sociologique ou ethnographique », alors que 
nous ne saurions au contraire trop louer l'auteur de cette abstention, surtout quand nous 
nous rappelons à quel point d'autres travaux sont gâtés par de semblables interprétations ? 
Les derniers chapitres sont moins intéressants à notre point de vue, et ce sont en tout cas 
les plus contestables, car ce qu'ils contiennent n'est plus un exposé de données 
traditionnelles, mais plutôt des réflexions qui appartiennent en propre à M. Eliade et dont il 
essaie de tirer une sorte de « philosophie de l'histoire » ; nous ne voyons d'ailleurs pas 
comment les conceptions cycliques s'opposeraient en quelque façon à l'histoire (il emploie 
même l'expression de « refus de l'histoire »), et, à vrai dire, celle-ci ne peut au contraire 
avoir réellement un sens qu'en tant qu'elle exprime le déroulement des évènements dans le 
cours du cycle humain, quoique les historiens profanes ne soient assurément guère capables 
de s'en rendre compte. Si l'idée de « malheur » peut en un sens s'attacher à I' « existence 
historique », c'est justement parce que la marche du cycle s'effectue suivant un mouvement 
descendant ; et faut-il ajouter que les considérations finales, sur la « terreur de l'histoire », 
nous paraissent vraiment un peu trop inspirées par des préoccupations d' « actualité » ? 




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GASTON GEORGEL : Les Rythmes dans l’Histoire. (Chez l’auteur, 
Belfort.) 

Ce livre constitue un essai d'application des cycles cosmiques à l'histoire des peuples, aux 
phases de croissance et de décadence des civilisations ; il est vraiment dommage que 
l'auteur, pour entreprendre un tel travail, n'ait pas eu à sa disposition des données 
traditionnelles plus complètes, et que même il n'en ait connu quelques-unes qu'à travers des 
intermédiaires plus ou moins douteux et qui y ont mêlé leurs propres imaginations. Il a 
cependant bien vu que ce qu'il y a d'essentiel à considérer, c'est la période de la précession 
des équinoxes et ses divisions, encore qu'il y adjoigne quelques complications qui semblent 
assez peu utiles au fond ; mais la terminologie adoptée pour désigner certaines périodes 
secondaires trahit bien des méprises et des confusions. Ainsi, le douzième de la précession 
ne peut certainement pas être appelé « année cosmique » ; ce nom conviendrait beaucoup 
mieux, soit à la période entière, soit plutôt encore à sa moitié qui est précisément la 
« grande année » des Anciens. D'autre part, la durée de 25 765 ans est probablement 
empruntée à quelque calcul hypothétique des astronomes modernes ; mais la véritable 
durée indiquée traditionnellement est de 25 920 ans ; 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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une conséquence singulière est que, en fait, l'auteur se trouve parfois amené à prendre des 
nombres exacts pour certaines divisions, par exemple 2 160 et 540, mais qu'alors il les 
considère comme seulement « approximatifs ». Ajoutons, encore une autre observation à ce 
propos ; il croit trouver une confirmation du cycle de 539 ans dans certains textes bibliques 
qui suggèrent le nombre 77 x 7 = 539 ; mais, précisément, il aurait dû prendre ici 77 x 7 + 1 
= 540, ne fût-ce que par analogie avec l'année jubilaire qui n'était pas la 49 eme mais bien la 
50 eme , soit 7 x 7 + 1 = 50. Quant aux applications, s'ils s'y trouve des correspondances et 
des rapprochements non seulement curieux mais réellement dignes de remarque, nous 
devons dire qu'il y en a d'autres qui sont beaucoup moins frappants ou qui même semblent 
quelque peu forcés, au point de rappeler assez fâcheusement les enfantillages de certains 
occultistes ; il y aurait aussi bien des réserves à faire sur d'autres points, par exemple les 
chiffres fantaisistes indiqués pour la chronologie des anciennes civilisations. D'autre part, il 
eût été intéressant de voir si l'auteur aurait pu continuer à obtenir des résultats du même 
genre en étendant davantage son champ d'investigations, car il y a eu et il y a encore bien 
d'autres peuples que ceux qu'il envisage ; en tout cas, nous ne pensons pas qu'il soit 
possible d'établir un « synchronisme » général, car, pour des peuples différents, le point de 
départ doit être également différent ; et, de plus, les civilisations diverses ne se succèdent 
pas simplement, elles coexistent aussi, comme on peut le constater encore actuellement. En 
terminant, l'auteur a cru bon de se livrer à quelques tentatives de « prévision de l'avenir », 
d'ailleurs dans des limites assez restreintes ; c'est là un des dangers de ces sortes de 
recherches, surtout à notre époque où les soi-disant « prophéties » ont tant de vogue ; 
aucune tradition n'a certes jamais encouragé ces choses et c'est même pour y faire obstacle 
dans la mesure du possible plus que pour tout autre raison, que certains côtés de la doctrine 
des cycles ont toujours été enveloppés d'obscurité. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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GASTON GEORGEL : Les Rythmes dans l’Histoire. (Editions « Servir >>, 
Besançon.) 

Nous avons rendu compte de ce livre lorsque parut sa première édition (numéro d'octobre 
1937) ; à cette époque, l'auteur, comme il l'indique du reste dans l'avant-propos de la 
nouvelle édition, ne connaissait presque rien des données traditionnelles sur les cycles, si 
bien que c'est en somme par une heureuse rencontre qu'il était arrivé à en retrouver 
quelques-unes en partant d'un point de vue tout « empirique », et notamment à soupçonner 
l'importance de la précession des équinoxes. Les quelques remarques que nous fîmes alors 
eurent pour conséquence de l'orienter vers des études plus approfondies, ce dont nous ne 
pouvons certes que nous féliciter, et nous devons lui exprimer nos remerciements de ce qu'il 
veut bien dire à ce sujet en ce qui nous concerne. Il a donc modifié et complété son ouvrage 
sur de nombreux points, ajoutant quelques chapitres ou paragraphes nouveaux, dont un sur 
l'historique de la question des cycles, corrigeant diverses inexactitudes, et supprimant les 
considérations douteuses qu'il avait tout d'abord acceptées sur la foi d'écrivains occultistes, 
faute de pouvoir les comparer avec des données plus authentiques. 




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Nous regrettons seulement qu'il ait oublier de remplacer par les nombres exacts 540 et 
1 080 ceux de 539 et 1078 ans, ce que semblait pourtant annoncer l'avant-propos, et 
d'autant plus que, par contre, il a bien rectifié en 2 160 celui de 2 156 ans, ce qui introduit 
un certain désaccord apparent entre les chapitres qui se rapportent respectivement à ces 
divers cycles multiples l'un de l'autre. Il est quelque peu fâcheux aussi qu'il ait conservé les 
expressions d' « année cosmique » et de « saison cosmique » pour désigner des périodes 
d'une durée beaucoup trop restreinte pour qu'elles puissent s'y appliquer véritablement 
(celles précisément de 2 160 et de 540 ans), et qui seraient plutôt seulement, si l'on veut, 
des « mois » et des « semaines », d'autant plus que le nom de « mois » conviendrait en 
somme assez bien pour le parcours d'un signe zodiacal dans le mouvement de précession 
des équinoxes, et que, d'autre part, le nombre 540 = 77 x 7 + 1 a, comme celui de la 
septuple « semaine d'années » jubilaire (50 = 7 x 7 +1) dont il est en quelque sorte une 
« extension », un rapport particulier avec le septénaire. Ce sont là d'ailleurs à peu près les 
seules critiques de détail que nous ayons à formuler cette fois, et le livre, dans son ensemble, 
est fort digne d'intérêt et se distingue avantageusement de certains autres ouvrages où 
s'étalent, à propos des théories cycliques, des prétentions beaucoup plus ambitieuses et 
assurément bien peu justifiées ; il se borne naturellement à la considération de ce qu'on peut 
appeler les « petits cycles » historiques, et cela dans le cadre des seules civilisations 
occidentales et méditerranéennes, mais nous savons que M. Georgel prépare actuellement, 
dans le même ordre d'idées, d'autres travaux d'un caractère plus général, et nous souhaitons 
qu'il puisse bientôt les mener également à bonne fin. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Atlantide et Hyperborée 

Dans Atlantis (juin 1929), M. Paul Le Cour relève la note de notre article de mai dernier, 1 
dans laquelle nous affirmions la distinction de l'Hyperborée et de l'Atlantide, contre ceux qui 
veulent les confondre et qui parlent d' « Atlantide hyperboréenne ». A vrai dire, bien que 
cette expression semble en effet appartenir en propre à M. Le Cour, nous ne pensions pas 
uniquement à lui en écrivant cette note, car il n'est pas seul à commettre la confusion dont il 
s'agit ; on la trouve également chez M. Herman Wirth, auteur d'un important ouvrage sur les 
origines de l'humanité (Der Aufgang der Menschheit) paru récemment en Allemagne, et qui 
emploie constamment le terme « nord-atlantique » pour désigner la région qui fut le point de 
départ de la tradition primordiale. Par contre, M. Le Cour est bien le seul, à notre 
connaissance tout au moins, qui nous ait prêté à nous-même l'affirmation de l'existence 
d'une « Atlantide hyperboréenne » ; 



1 Article intitulé Les Pierres de foudre paru dans Le Voile d'Isis, n° de mai 1929 et formant le chapitre 
xxv du recueil Symboles fondamentaux de la Science sacrée. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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si nous ne l'avions point nommé à ce propos, c'est que les questions de personnes comptent 
fort peu pour nous, et que la seule chose qui nous importait était de mettre nos lecteurs en 
garde contre une fausse interprétation, d'où qu'elle pût venir. Nous nous demandons 
comment M. Le Cour nous a lu ; nous nous le demandons même plus que jamais, car voilà 
maintenant qu'il nous fait dire que le pôle Nord, à l'époque des origines, « n'était point celui 
d'aujourd'hui, mais une région voisine, semble-t-il, de l'Islande et du Groenland » ; où a-t-il 
bien pu trouver cela ? Nous sommes absolument certain de n'avoir jamais écrit un seul mot 
là-dessus, de n'avoir jamais fait la moindre allusion à cette question, d'ailleurs secondaire à 
notre point de vue, d'un déplacement possible du pôle depuis le début du notre 
Manvantara , 1 à plus forte raison n'avons-nous jamais précisé sa situation originelle qui 
d'ailleurs serait peut-être, pour bien des motifs divers, assez difficile à définir par rapport aux 
terres actuelles. 

M. Le Cour dit encore que, « malgré notre hindouisme, nous convenons que l'origine des 
traditions est occidentale » ; nous n'en convenons nullement, bien au contraire, car nous 
disons qu'elle est polaire, et le pôle, que nous sachions, n'est pas plus occidental qu'oriental ; 
nous persistons à penser que, comme nous le disions dans la note visée, le Nord et l'Ouest 
sont deux point cardinaux différents. 



1 Cette question paraît être liée à celle de l'inclinaison de l'axe terrestre, inclinaison qui, d'après 
certaines données traditionnelles, n'aurait pas existé dès l'origine, mais serait une conséquence de ce 
qui est désigné en langage occidental comme la « chute de l'homme ». 




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C'est seulement à une époque de l'origine que le siège de la tradition primordiale, transféré 
en d'autres régions, a pu devenir, soit occidental, soit oriental, occidental pour certaines 
périodes et oriental pour d'autres, et, en tout cas, sûrement oriental en dernier lieu et déjà 
bien avant le commencement des temps dits « historiques » (parce qu'ils sont les seuls 
accessibles aux investigations de l'histoire « profane »). D'ailleurs, qu'on le remarque bien, 
ce n'est nullement « malgré notre hindouisme » (M. Le Cour ,en employant ce mot, ne croit 
probablement pas dire si juste), mais au contraire à cause de celui-ci, que nous considérons 
l'origine des traditions comme nordique, et même plus exactement comme polaire, puisque 
cela est expressément affirmé dans le Vêda, aussi bien que dans d'autres livres sacrés. J La 
terre où le soleil faisait le tour de l'horizon sans se coucher devait être en effet située bien 
près du pôle, sinon au pôle même ; il est dit aussi que, plus tard, les représentants de la 
tradition se transportèrent en une région où le jour le plus long était double du jour le plus 
court, mais ceci se rapporte déjà à une phase ultérieure, qui, géographiquement, n'a 
évidemment plus rien à voir avec l'Hyperborée. 

Il se peut que M. Le Cour ait raison de distinguer une Atlantide méridionale et une Atlantide 
septentrionale, quoiqu'elles n'aient pas dû être primitivement séparées ; mais il n'en est pas 
moins vrai que l'Atlantide septentrionale elle-même n'avait rien d'hyperboréen. 



1 Ceux qui voudraient avoir des références précises à cet égard pourraient les trouver dans le 
remarquable ouvrage de B. G. Tilak, The Arctic Home in the Veda, qui semble malheureusement être 
resté complètement inconnu en Europe, sans doute parce que son auteur était un Hindou non 
occidentalisé. 




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Par René Guénon. 



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Ce qui complique beaucoup la question, nous le reconnaissons très volontiers, c'est que les 
mêmes désignations ont été appliquées, dans la suite des temps, à des régions fort diverses, 
et non seulement aux localisations successives du centre traditionnel primordial, mais encore 
à des centres secondaires qui en procédaient plus ou moins directement. Nous avons signalé 
cette difficulté dans notre étude sur Le Roi du Monde, où, précisément à la page même à 
laquelle se réfère M. Le Cour, nous écrivions ceci : « Il faut distinguer la Tula atlante (le lieu 
d'origine des Toltèques, qui était probablement situé dans l'Atlantide septentrionale) de la 
Tula hyperboréenne ; et c'est cette dernière qui, en réalité, représente le centre premier et 
suprême pour l'ensemble du Manvantara actuel ; c'est elle qui fut I' « île sacrée » par 
excellence, et sa situation était littéralement polaire à l'origine. Toutes les autres « îles 
sacrées », qui sont désignées partout par des noms de signification identique, ne furent que 
des images de celle-là ; et ceci s'applique même au centre spirituel de la tradition atlante, 
qui ne régit qu'un cycle historique secondaire, subordonné au Manvantara/ » Et nous 
ajoutions en note : « Une grande difficulté, pour déterminer le point de jonction de la 
tradition atlante avec le tradition hyperboréenne, provient de certaines substitutions de noms 
qui peuvent donner lieu à de multiples confusions ; mais la question, malgré tout, n'est peut- 
être pas entièrement insoluble. » 



1 A propos de la Tula atlante, nous croyons intéressant de reproduire ici une information que nous 
avons relevée dans une chronique géographique du Journal des Débats (22 janvier 1929), sur Les 
Indiens de l'isthme de Panama, et dont l'importance a certainement échappé à l'auteur même de cet 
article : « En 1925, une grande partie des Indiens Cuna se soulevèrent, tuèrent les gendarmes de 
Panama qui habitaient sur leur territoire et fondèrent la République indépendante de Tulé, dont le 
drapeau est un swastika sur fond orange à bordure rouge. Cette république existe encore à l'heure 
actuelle. » Cela semble indiquer qu'il subsiste encore, en ce qui concerne les traditions de l'Amérique 
ancienne, beaucoup plus de choses qu'on ne serait tenté de le croire. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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En parlant de ce « point de jonction », nous pensions surtout au Druidisme ; et voici 
justement que, à propos du Druidisme, nous trouvons encore dans Atlantis (juillet - août 
1929) une autre note qui prouve combien il est parfois difficile de se faire comprendre. Au 
sujet de notre article de juin sur la « triple enceinte »/ M. Le Cour écrit ceci : « C'est 
restreindre la portée de cet emblème que d'en faire uniquement un symbole druidique ; il est 
vraisemblable qu'il lui est antérieur et qu'il rayonne au-delà du monde druidique. » Or, nous 
sommes si loin d'en faire uniquement un symbole druidique que, dans cet article, après avoir 
noté, suivant M. Le Cour lui-même, des exemples relevés en Italie et en Grèce, nous avons 
dit : « Le fait que cette même figure se retrouve ailleurs que chez les Celtes indiquerait qu'il 
y avait, dans d'autres formes traditionnelles, des hiérarchies initiatiques constituées sur le 
même modèle (que la hiérarchie druidique), ce qui est parfaitement normal. » Quant à la 
question d'antériorité, il faudrait tout d'abord savoir à quelle époque précise remonte le 
Druidisme, et il est probable qu'il remonte beaucoup plus haut qu'on ne le croit d'ordinaire, 
d'autant plus que les Druides étaient les possesseurs d'une tradition dont une part notable 
était incontestablement de provenance hyperboréenne. 



1 Article intitulé La triple enceinte druidique paru dans Le Voile d'Isis, 1929 et formant le chapitre x de 
Symboles fondamentaux de ia Science sacrée. 




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Par René Guénon. 



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Nous profiterons de cette occasion pour faire une autre remarque qui a son importance : 
nous disons « Hyperborée » pour nous conformer à l'usage qui a prévalu depuis les Grecs ; 
mais l'emploi de ce mot montre que ceux-ci, à l'époque « classique » tout au moins, avaient 
déjà perdu le sens de la désignation primitive. En effet, il suffirait en réalité de dire 
« Borée », mot strictement équivalent au sanscrit Varâha, ou plutôt, quand il s'agit d'une 
terre, à son dérivé féminin Vârâhî : c'est la « terre du sanglier », qui devint aussi la « terre 
de l'ours » à une certaine époque, pendant la période de prédominance des Kshatriyas à 
laquelle mit fin Parashu-Râma . 1 

Il nous reste encore, pour terminer cette mise au point nécessaire, à dire quelques mots sur 
trois ou quatre questions que M. Le Cour aborde incidemment dans ses deux notes ; et, tout 
d'abord, il y a une allusion au swastika, dont il dit que « nous faisons le signe du pôle ». 
Sans y mettre la moindre animosité, nous prierons ici M. Le Cour de ne point assimiler notre 
cas au sien, car enfin il faut bien dire les choses comme elles sont : 



1 Ce nom de Vârâhî s'applique à la « terre sacrée », assimilée symboliquement à un certain aspect 
de la Shakti de Vishnu, celui-ci étant alors envisagé plus spécialement dans son troisième avatâra ; 
il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et peut-être y reviendrons-nous quelque jour. Ce même nom 
n'a jamais pu désigner l'Europe comme Saint-Yves d'Alveydre paraît l'avoir cru ; d'autre part, on aurait 
peut être vu un peu plus clair sur ces questions, en Occident, si Fabre d'OIivet et ceux qui l'ont suivi 
n'avaient mêlé inextricablement l'histoire de Parashu-Râma et celle de Râma-Chandra, c'est-à-dire 
les sixièmes et septième avatâras, qui sont pourtant distincts à tous égards. 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



nous le considérons comme un « chercheur » (et cela n'est nullement pour diminuer son 
mérite), qui propose des explications selon des vues personnelles, quelque peu aventureuses 
parfois, et c'est bien son droit, puisqu'il n'est rattaché à aucune tradition actuellement 
vivante et n'est en possession d'aucune donnée reçue par transmission directe ; nous 
pourrions dire, en d'autres termes, qu'il fait de l'archéologie, tandis que, quant à nous, nous 
faisons de la science initiatique, et il y a là deux points de vue qui, même quand ils touchent 
aux mêmes sujets, ne sauraient coïncider en aucune façon. Nous ne « faisons » point du 
swatiska le signe du pôle : nous disons qu'il est cela et qu'il l'a toujours été, que telle est sa 
véritable signification traditionnelle, ce qui est tout différent ; c'est là un fait auquel ni M. Le 
Cour ni nous-même ne pouvons rien. M. Le Cour, qui ne peut évidemment faire que des 
interprétations plus ou moins hypothétiques, prétend que le swatiska « n'est qu'un symbole 
se rapportant à un idéal sans élévation » ■/ c'est là sa façon de voir, mais ce n'est rien de 
plus, et nous sommes d'autant moins disposer à la discuter qu'elle ne représente après tout 
qu'une simple appréciation sentimentale ; « élevé » ou non, un « idéal » est pour nous 
quelque chose d'assez creux, et, à la vérité, il s'agit de choses beaucoup plus « positives », 
dirions-nous volontiers si l'on n'avait tant abusé de ce mot. 



1 Nous voulons supposer que, en écrivant ces mots, M. Le Cour a eu plutôt en vue des interprétations 
modernes et non traditionnelles du swastika, comme celles qu'ont pu concevoir par exemple les 
« racistes » allemands, qui ont en effet prétendu s'emparer de cet emblème, en l'affublant d'ailleurs 
de l'appellation baroque et insignifiante de hakenkreuz ou « croix à crochets ». 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



M. Le Cour, d'autre part, ne paraît pas satisfait de la note que nous avons consacrée à 
l'article d'un de ses collaborateurs qui voulait à toute force voir une opposition entre l'Orient 
et l'Occident, et qui faisait preuve, vis-à-vis de l'Orient, d'un exclusivisme tout à fait 
déplorable.-* Il écrit là-dessus des choses étonnantes : « M. René Guénon, qui est un logicien 
pur, ne saurait rechercher, aussi bien en Orient qu'en Occident, que le côté purement 
intellectuel des choses, comme le prouvent ses écrits ; il le montre encore en déclarant 
qu'Agni se suffit à lui-même (voir Regnabit, avril 1926) et en ignorant la dualité Aor-Agni, 
sur laquelle nous reviendrons souvent, car elle est la pierre angulaire de l'édifice du monde 
manifesté. » Quelle que soit d'ordinaire notre indifférence à l'égard de ce qu'on écrit sur 
nous, nous ne pouvons tout de même pas laisser dire que nous sommes un « logicien pur », 
alors que nous ne considérons au contraire la logique et la dialectique que comme de 
simples instruments d'exposition, parfois utiles à ce titre, mais d'un caractère tout extérieur, 
et sans aucun intérêt en eux-mêmes ; nous ne nous attachons, répétons-le encore une fois, 
qu'au seul point de vue initiatique, et tout le reste, c'est-à-dire ce qui n'est que connaissance 
« profane », est entièrement dépourvu de valeur à nos yeux. S'il est vrai que nous parlons 
souvent d' « intellectualité pure », c'est que cette expression a un tout autre sens pour nous 
que pour M. Le Cour, qui paraît confondre « intelligence » avec « raison », et qui envisage 
d'autre part une « intuition esthétique », alors qu'il n'y a pas d'autre intuition véritable que 
I' « intuition intellectuelle », d'ordre supra-rationnel ; 



1 M. Le Cour nous reproche d'avoir dit à ce propos que son collaborateur « n'a sûrement pas le don 
des langues », et il trouve que « c'est là une affirmation malheureuse » ; il confond tout simplement, 
hélas ! le « don des langues » avec les connaissances linguistiques ; ce dont il s'agit n'a absolument 
rien à voir à l'érudition. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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il y a d'ailleurs là quelque chose d'autrement formidable que ne peut le penser quelqu'un qui, 
manifestement n'a pas le moindre soupçon de ce que peut être la « réalisation 
métaphysique », et qui se figure probablement que nous ne sommes qu'une sorte de 
théoricien, ce qui prouve une fois de plus qu'il a bien mal lu nos écrits, qui paraissent 
pourtant le préoccuper étrangement. 

Quant à l'histoire d'Aor-Agni, que nous n' « ignorons » pas du tout, il serait bon d'en finir 
une fois pour toutes avec ces rêveries, dont M. Le Cour n'a d'ailleurs pas la responsabilité : si 
« Agni se suffit à lui-même », c'est pour la bonne raison que ce terme, en sanscrit, désigne 
le feu sous tous ces aspects, sans aucune exception, et ceux qui prétendent le contraire 
prouvent simplement par là leur totale ignorance de la tradition hindoue. Nous ne disions pas 
autre chose dans la note de notre article de Regnabit, que nous croyons nécessaire de 
reproduire ici textuellement : « Sachant que, parmi les lecteurs de Regnabit, il en est qui 
sont au courant des théories d'une école dont les travaux, quoique très intéressants et très 
estimables à bien des égards, appellent pourtant certaines réserves, nous devons dire ici que 
nous ne pouvons accepter l'emploi des termes Aor et Agni pour désigner les deux aspects 
complémentaires du feu (lumière et chaleur). En effet, le premier de ces deux mots est 
hébreu, tandis que le second est sanscrit, et l'on ne peut associer ainsi des termes 
empruntés à des traditions différentes, quelles que soient les concordances réelles qui 
existent entre celles-ci, et même l'identité foncière qui se cache sous la diversité de leurs 
formes ; 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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il ne faut pas confondre le « syncrétisme » avec la véritable synthèse. En outre, si Aor est 
bien exclusivement la lumière, Agni est le principe igné envisagé intégralement (l'ignis latin 
étant d'ailleurs exactement le même mot), donc à la fois comme lumière et comme chaleur ; 
la restriction de ce terme à la désignation du second aspect est tout à fait arbitraire et 
injustifiée. » Il est à peine besoin de dire que, en écrivant cette note, nous n'avons pas 
pensé le moins du monde à M. Le Cour ; nous pensions uniquement au Hiéron de Paray-le- 
Monial, auquel appartient en propre l'invention de cette bizarre association verbale. Nous 
estimons n'avoir à tenir aucun compte d'une fantaisie issue de l'imagination un peu trop 
fertile de M. de Sarachaga, donc entièrement dénuée d'autorité et n'ayant pas la moindre 
valeur au point de vue traditionnel, auquel nos entendons nous en tenir rigoureusement.-* 
Enfin, M. Le Cour profite de la circonstance pour affirmer de nouveau la théorie 
antimétaphysiquee et anti-initiatique de I' « individualisme » occidental, ce qui, somme toute, 
est son affaire et n'engage que lui ; et il ajoute, avec une sorte de fierté qui montre bien 
qu'il est en effet fort peu dégagé des contingences individuelles : « Nous maintenons notre 
point de vue parce que nous sommes les ancêtres dans le domaine des connaissances. » 
Cette prétention est vraiment un peu extraordinaire ; M. Le Cour se croit-il donc si vieux ? 



1 C'est le même M. de Sarachaga qui écrivait zwadisca pour swastika ; un des disciples, à qui nous 
en faisions la remarque un jour, nous assura qu'il devait avoir ses raisons pour l'écrire ainsi ; c'est là 
une justification un peu trop facile ! 




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Non seulement les Occidentaux modernes ne sont les ancêtres de personne, mais ils ne sont 
même pas des descendants légitimes, car ils ont perdu la clef de leur propre tradition ; ce 
n'est pas « en Orient qu'il y a eu déviation », quoi qu'en puissent dire ceux qui ignorent tout 
des doctrines orientales. Les « ancêtres », pour rependre le mot de M. Le Cour, ce sont les 
détenteurs effectifs de la tradition primordiale ; il ne saurait y en avoir d'autres, et, à 
l'époque actuelle, ceux-là ne se trouvent certes pas en Occident. 




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Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara 

Nous avons précédemment, sous le titre Atlantide et Hyperborée, signalé la confusion qui est 
faite trop fréquemment entre la Tradition primordiale, originellement « polaire » au sens 
littéral du mot, et dont le point de départ est celui même du présent Manvantara, et la 
tradition dérivée et secondaire que fut la tradition atlantéenne, se rapportant à une période 
beaucoup plus restreinte. Nous avons dit alors, et ailleurs aussi diverses reprises , 1 que cette 
confusion pouvait s'expliquer, dans une certaine mesure, par le fait que les centres spirituels 
subordonnés étaient constitués à l'image du Centre suprême, et que les mêmes 
dénominations leur avaient été appliquées. C'est ainsi que la Tula atlante, dont le nom s'est 
conservé dans l'Amérique centrale où il fut apporté par les Toltèques, dut être le siège d'un 
pouvoir spirituel qui était comme une émanation de celui de la Tula hyperboréenne ; et, 
comme ce nom de Tula désigne la Balance, sa double application est en rapport étroit avec 
le transfert de cette même désignation de la constellation polaire de la Grande Ourse au 
signe zodiacal qui, actuellement encore, porte ce nom de la Balance. 



1 Voir notamment Le Roi du Monde. 



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C'est aussi à la tradition atlantéenne qu'il faut rapporter le transfert du sapta-riksha (la 
demeure symbolique des sept Rishis), à une certaine époque, de la même Grande Ourse 
aux Pléiades, constellation également formée de sept étoiles, mais de situation zodiacale ; ce 
qui ne laisse aucun doute à cet égard, c'est que les Pléiades étaient dites filles d'Atlas et, 
comme telles, appelées aussi Atlantides. 

Tout ceci est en accord avec la situation géographique des centres traditionnels, liée elle- 
même à leurs caractères propres, aussi bien qu'à leur place respective dans la période 
cyclique, car tout se tient ici beaucoup plus étroitement que ne pourraient le supposer ceux 
qui ignorent les lois de certaines correspondances. L'Hyperborée correspond évidemment au 
Nord, et l'Atlantide à l'Occident ; et il est remarquable que les désignations mêmes de ces 
deux régions, pourtant nettement distinctes, puissent également prêter à confusion, des 
noms de même racine ayant été appliqués à l'une et à l'autre. En effet, on trouve cette 
racine, sous des formes diverses telles que hiber, iber ou eber, et aussi ereb par 
transposition des lettres, désignant à la fois la région de l'hiver, c'est-à-dire le Nord, et la 
région du soir ou du soleil couchant, c'est-à-dire l'Occident, et les peuples qui habitent l'une 
et l'autre ; ce fait est manifestement du même ordre encore que ceux que nous venons de 
rappeler. 

La position même du centre atlantéen sur l'axe Orient-Occident indique sa subordination par 
rapport au centre hyperboréen, situé sur l'axe polaire Nord-Sud. 




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En effet, bien que l'ensemble de ces deux axes forme, dans le système complet des six 
directions de l'espace, ce qu'on peut appeler une croix horizontale, l'axe Nord-Sud n'en doit 
pas moins être regardé comme relativement vertical par rapport à l'axe Orient-Occident, 
ainsi que nous l'avons expliqué ailleurs . 1 On peut encore, conformément au symbolisme du 
cycle annuel, donner au premier de ces deux axes le nom d'axe solsticial, et au second celui 
d'axe équinoxial ; et ceci permet de comprendre que le point de départ donné à l'année ne 
soit pas le même dans toutes les formes traditionnelles. Le point de départ que l'on peut 
appeler normal, comme étant directement en conformité avec la Tradition primordiale, est le 
solstice d'hiver ; le fait de commencer l'année à l'un des équinoxes indique le rattachement à 
une tradition secondaire, telle que la tradition atlantéenne. 

Cette dernière, d'autre part, se situant dans une région qui correspond au soir dans le cycle 
diurne, doit être regardée comme appartenant à une des dernières divisions du cycle de 
l'humanité terrestre actuelle, donc comme relativement récente ; et, en fait, sans chercher à 
donner des précisions qui seraient difficilement justifiables, on peut dire qu'elle appartient 
certainement à la seconde moitié du présent Manvantara . 2 



1 Voir notre étude sur Le symbolisme de la Croix. 

2 Nous pensons que la durée de la civilisation atlantéenne dut être égale à une « grande année » 
entendue au sens de la demi-période de précession des équinoxes ; quant au cataclysme qui y mit fin, 
certaines données concordantes semblent indiquer qu'il eut lieu sept mille deux cents ans avant 
l'année 720 du Kali-Yuga, année qui est elle-même le point de départ d'une ère connue, mais dont 
ceux qui l'emploient encore actuellement ne semblent plus savoir l'origine ni la signification. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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En outre, comme l'automne dans l'année correspond au soir dans le jour, on peut voir une 
allusion directe au monde atlantéen dans ce qu'indique la tradition hébraïque (dont le nom 
est d'ailleurs de ceux qui marquent l'origine occidentale), que le monde fut créé à l'équinoxe 
d'automne (le premier jour du mois de Thishri, suivant une certaine transposition des lettres 
du mot Bereshith) ; et peut-être est-ce là aussi la raison la plus immédiate (il y en a 
d'autres d'un ordre plus profond) de l'énonciation du « soir » (ereb) avant le « matin » 
(boqer) dans le récit des «jours » de la Génèse . 1 Ceci pourrait trouver une confirmation 
dans le fait que la signification littérale du nom d'Adam est « rouge », la tradition 
atlantéenne ayant été précisément celle de la race rouge ; et il semble aussi que le déluge 
biblique corresponde directement au cataclysme où disparut l'Atlantide, et que, par 
conséquent, il ne doive pas être identifié au déluge de Satyavrata qui, suivant la tradition 
hindoue, issue directement de la Tradition primordiale, précéda immédiatement le début de 
notre Manvantara . 2 Bien entendu, ce sens qu'on peut appeler historique n'exclut nullement 
les autres sens ; il ne faut d'ailleurs jamais perdre de vue que, suivant l'analogie qui existe 
entre un cycle principal et les cycles secondaires en lesquels il se subdivise, toutes les 
considérations de cet ordre sont toujours susceptibles d'applications à des degrés divers ; 



1 Chez les Arabes également, l'usage est de compter les heures du jour à partir du maghreb, c'est-à- 
dire du coucher du soleil. 

2 Par contre, les déluges de Deucalion et d'Ogygès, chez les Grecs, semblent se rapporter à des 
périodes encore plus restreintes et à des cataclysmes partiels postérieurs à celui de l'Atlantide. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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mais ce que nous voulons dire, c'est qu'il semble bien que le cycle atlantéen ait été pris 
comme base dans la tradition hébraïque, que la transmission se soit faite d'ailleurs par 
l'intermédiaire des Egyptiens, ce qui tout au moins n'a rien d'invraisemblable, ou par tout 
autre moyen. 

Si nous faisons cette dernière réserve, c'est qu'il semble particulièrement difficile de 
déterminer comment se fit la jonction du courant venu de l'Occident, après la disparition de 
l'Atlantide, avec un autre courant descendu du Nord et procédant directement de la Tradition 
primordiale, jonction dont devait résulter la constitution des différentes formes traditionnelles 
propres à la dernière partie du Manvantara. Il ne s'agit pas là, en tout cas, d'une 
réabsorption pure et simple, dans la Tradition primordiale, de ce qui était sorti d'elle à une 
époque antérieure ; il s'agit d'une sorte de fusion entre des formes préalablement 
différenciées, pour donner naissance à d'autres formes adaptées à de nouvelles 
circonstances de temps et de lieux ; et le fait que les deux courants apparaissent alors en 
quelque sorte comme autonomes peut encore contribuer à entretenir l'illusion d'une 
indépendance de la tradition atlantéenne. Sans doute faudrait-il, si l'on voulait rechercher les 
conditions dans lesquelles s'opéra cette jonction, donner une importance particulière à la 
Celtide et à la Chaldée, dont le nom, qui est le même, désignait en réalité non pas un peuple 
particulier, mais bien une caste sacerdotale ; mais qui sait aujourd'hui ce que furent les 
traditions celtiques et chaldéenne, aussi bien d'ailleurs que celle des anciens Egyptiens ? On 
ne saurait être trop prudent quand il s'agit de civilisations entièrement disparues, et ce ne 
sont certes pas les tentatives de reconstitution auxquelles se livrent les archéologues 
profanes qui sont susceptibles d'éclaircir la question ; 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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mais il n'en est pas moins vrai que beaucoup de vestiges d'un passé oublié sortent de terre à 
notre époque, et ce ne peut être sans raison. Sans risquer la moindre prédiction sur ce qui 
pourra résulter de ces découvertes, dont ceux qui les font sont généralement incapables de 
soupçonner la portée possible, il faut certainement voir là un « signe des temps » : tout ne 
doit-il pas se retrouver à la fin du Manvantara, pour servir de point de départ à 
l'élaboration du cycle futur ? 




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Quelques remarques sur le nom d’Adam 

Dans notre étude sur la « place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara », nous 
avons dit que la signification littérale du nom d'Adam est « rouge », et qu'on peut voir là un 
des indices du rattachement de la tradition hébraïque à la tradition atlantéenne, qui fut celle 
de la race rouge. D'autre part, notre confrère Argos, dans son intéressante chronique sur le 
« sang et quelques-uns de ses mystères », envisage pour ce même nom d'Adam une 
dérivation qui peut sembler différente : après avoir rappelé l'interprétation habituelle suivant 
laquelle il signifierait « tiré de la terre » (adamah), il se demande s'il ne viendrait pas plutôt 
du mot dam « sang » ; mais la différence n'est guère qu'apparente, tous ces mots n'ayant 
en réalité qu'une seule et même racine. 

Il convient de remarquer tout d'abord que, au point de vue linguistique, l'étymologie vulgaire, 
qui revient à faire dériver Adam de Adamah, qu'on traduit par « terre », est impossible ; la 
dérivation inverse serait plus plausible ; mais, en fait, les deux substantifs proviennent l'un 
de l'autre d'une même racine verbale adam, qui signifie « être rouge ». 




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Adamah n'est pas, originellement tout au moins, la terre en général (erets), ni l'élément 
terre (iabashah, mot dont le sens primitif indique la « sécheresse » comme qualité 
caractéristique de cet élément) ; c'est proprement l'argile rouge, qui, par ses propriétés 
plastiques, est particulièrement apte à représenter une certaine potentialité, une capacité de 
recevoir des formes ; et le travail du potier a souvent été pris pour symbole de la production 
des êtres manifestés à partir de la substance primordiale indifférenciée. C'est pour la même 
raison que la « terre rouge » paraît avoir une importance spéciale dans le symbolisme 
hermétique, où elle peut être prise pour une des figures de la « matière première », bien 
que, si l'on entendait au sens littéral, elle n'en puisse jouer le rôle que d'une façon très 
relative puisqu'elle est déjà douée de propriétés définies. Ajoutons que la parenté entre une 
désignation de la terre et le nom d'Adam, pris comme type de l'humanité, se retrouve sous 
une autre forme dans la langue latine, où le mot humus, « terre », est aussi singulièrement 
proche de homo et humanus. D'autre part, si l'on rapporte plus spécialement ce même 
nom d'Adam à la tradition de la race rouge, celle-ci est en correspondance avec la terre 
parmi les éléments, comme avec l'Occident parmi les points cardinaux, et cette dernière 
concordance vient encore justifier ce que nous avions dit précédemment. 

Quant au mot dam, « sang » (qui est commun à l'hébreu et à l'arabe), il est, lui aussi, 
dérivé de la même racine adam 



1 L'aleph initial, qui existe dans la racine, disparaît dans le dérivé, ce qui n'est pas un fait 
exceptionnel ; cet aleph ne constitue nullement un préfixe ayant une signification indépendante 
comme le voudrait Latouche, dont les conceptions linguistiques sont trop souvent fantaisistes. 




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le sang est proprement liquide rouge, ce qui est, en effet, son caractère le plus 
immédiatement apparent. La parenté entre cette désignation du sang et le nom d'Adam est 
donc incontestable et s'explique d'elle-même par la dérivation d'une racine commune ; mais 
cette dérivation apparaît comme directe pour l'une et pour l'autre, et il n'est pas possible, à 
partir de la racine verbale adam, de passer par l'intermédiaire de dam pour arriver au nom 
d'Adam. On pourrait, il est vrai, envisager les choses d'une autre façon, moins strictement 
linguistique, et dire que c'est à cause de son sang que l'homme est appelé « rouge » ; mais 
une telle explication est peu satisfaisante parce que le fait d'avoir du sang n'est pas propre à 
l'homme, mais lui est commun avec les espèces animales, de sorte qu'il ne peut servir à le 
caractériser réellement. En fait, la couleur rouge est, dans le symbolisme hermétique, celle 
du règne animal, comme la couleur verte est celle du règne végétal, et la couleur blanche 
celle du règne minéral j 1 et ceci, en ce qui concerne la couleur rouge, peut être rapporté 
précisément au sang considéré comme le siège ou plutôt le support de la vitalité animale 
proprement dite. D'un autre côté, si l'on revient à la relation plus particulière du nom 
d'Adam avec la race rouge, celle-ci ne semble pas, malgré sa couleur, pouvoir être mise en 
rapport avec une prédominance du sang dans la constitution organique, car le tempérament 
sanguin correspond au feu parmi les éléments, et non à la terre ; et c'est la race noire qui 
est en correspondance avec l'élément feu, comme elle l'est avec le Sud parmi les points 
cardinaux. 



1 Voir sur le symbolisme de ces trois couleurs, notre étude sur L'ésotérisme de Dante. 




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Signalons encore, parmi les dérivés de la racine adam, le mot edom, qui signifie « roux », 
et qui ne diffère d'ailleurs du nom d'Adam que par les points-voyelles ; dans la Bible, Edom 
est un surnom d'Esaü, d'où le nom d'Edomites donné à ses descendants, et celui d'Idumée 
au pays qu'ils habitaient (et qui, en hébreu, est aussi Edom, mais au féminin). Ceci nous 
rappelle les « sept rois d'Edom » dont il est question dans le Zohar, et l'étroite 
ressemblance d'Edom avec Adam peut être une des raisons pour lesquelles ce nom est pris 
ici pour désigner les humanités disparues, c'est-à-dire celles des précédents Manvantara . 1 
On voit aussi le rapport que ce dernier point présente avec la question de ce qu'on a appelé 
les « préadamites » : si l'on prend Adam comme étant l'origine de la race rouge et de sa 
tradition particulière, il peut s'agir simplement des autres races qui ont précédé celle-là dans 
le cours du cycle humain actuel ; si on le prend, dans un sens plus étendu, comme le 
prototype de toute la présente humanité, il s'agira de ces humanités antérieures auxquelles 
font précisément allusion les « sept rois d'Edom ». Dans tous les cas, les discussions 
auxquelles cette question a donné lieu apparaissent comme assez vaines, car il ne devrait y 
avoir là aucune difficulté ; en fait, il n'y en a pas, tout au moins, pour la tradition islamique, 
dans laquelle il existe un hadîth (parole du Prophète) disant que, « avant l'Adam que 
nous connaissons, Dieu créa cent mille Adam » (c'est-à-dire un nombre indéterminé), 
ce qui est une affirmation aussi nette que possible de la multiplicité de périodes cycliques et 
des humanités correspondantes. 



1 Voir Le Roi du Monde, chap. VI, in fine. 




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Puisque nous avons fait allusion au sang comme support de la vitalité, nous rappellerons que, 
comme nous avons eu déjà l'occasion de l'expliquer dans un de nos ouvrages , 1 le sang 
constitue effectivement l'un des liens de l'organisme corporel avec l'état subtil de l'être vivant, 
lequel est proprement I' « âme » (nephesh haiah de la Génèse), c'est-à-dire, au sens 
étymologique (anima), le principe animateur ou vivificateur de l'être. L'état subtil est appelé 
par la tradition hindoue Taijasa, par analogie avec têjas ou l'élément igné ; et, comme le 
feu est, quant à ses qualités propres, polarisé en lumière et chaleur, l'état subtil est lié à 
l'état corporel de deux façons différentes et complémentaires, par le sang quant à la qualité 
calorique, et par le système nerveux quant à la qualité lumineuse. En fait, le sang est, même 
au simple point de vue physiologique, le véhicule de la chaleur animatrice ; et ceci explique 
la correspondance, que nous indiquions plus haut, du tempérament sanguin avec l'élément 
feu. D'autre part, on peut dire que, dans le feu, la lumière représente l'aspect supérieur, et 
la chaleur l'aspect inférieur : la tradition islamique enseigne que les anges furent crées du 
« feu divin » (ou de la « lumière divine »), et que ceux qui se révoltèrent à la suite d'Iblis 
perdirent la luminosité de leur nature pour n'en garder qu'une chaleur obscure . 2 Par suite, on 
peut dire que le sang est en rapport direct avec le côté inférieur de l'état subtil ; 



1 L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. XIV. Cf. aussi L'Erreur spirite, p. 116 - 119. 

2 Ceci se trouve indiqué dans le rapport qui existe, en arabe, entre les mots nûr, « lumière », et nâr, 
« feu » (au sens de chaleur). 




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et de là vient l'interdiction du sang comme nourriture, son absorption entraînant celle de ce 
qu'il y a de plus grossier dans la vitalité animale, et qui, s'assimilant et se mêlant intimement 
aux éléments psychiques de l'homme, peut effectivement amener de fort graves 
conséquences. De là aussi l'emploi fréquent du sang dans les pratiques de magie, voire de 
sorcellerie (comme attirant les entités « infernales » par conformité de nature) ; mais, 
d'autre part, ceci est aussi susceptible, dans certaines conditions, d'une transposition dans 
un ordre supérieur, d'où les rites, soit religieux, soit même initiatiques (comme le 
« taurobole » mithriaque), impliquant des sacrifices d'animaux ; comme il a été fait allusion, 
à cet égard, au sacrifice d'Abel opposé à celui, non sanglant, de Caïn, nous reviendrons peut- 
être sur ce dernier point en une prochaine occasion. 




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Qabbalah 

Le terme de Qabbalah, en hébreu, ne signifie pas autre chose que « tradition », au sens le 
plus général ; et, bien qu'il désigne le plus habituellement la tradition ésotérique ou 
initiatique, quand il est employé sans plus de précision, il arrive parfois aussi qu'il soit 
appliqué à la tradition exotérique elle-même . 1 Ce terme, en lui-même, est donc susceptible 
de désigner n'importe quelle tradition ; mais, comme il appartient à la langue hébraïque, il 
est normal, quand on se sert d'une autre langue, de le réserver, ainsi que nous l'avons déjà 
fait remarquer en d'autres occasions, à la seule tradition hébraïque, ou, si l'on préfère une 
autre façon de parler peut-être plus exacte, à la forme spécifiquement hébraïque de la 
tradition. Si nous insistons là-dessus, c'est que nous avons constaté chez certains une 
tendance à donner un autre sens à ce mot, à en faire la dénomination d'un genre spécial de 
connaissances traditionnelles, où qu'elles se trouvent d'ailleurs, et cela parce qu'ils croient 
découvrir dans le mot lui-même toutes sortes de choses plus ou moins extraordinaires qui 
n'y sont point réellement. 



1 Ceci n'est pas sans causer certaines méprises : ainsi, nous avons vu certains prétendre rattacher le 
Talmud à la « Kabbale », entendue au sens ésotérique ; en fait, le Talmud est bien de la 
« tradition », mais purement exotérique, religieuse et légale. 




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Nous n'entendons point perdre notre temps à relever toutes ces interprétations fantaisistes ; 
il est plus utile de préciser la véritable signification originelle du mot, ce qui suffit pour les 
réduire à néant, et c'est là tout ce que nous nous proposons de faire ici. 

La racine Q B L, en hébreu et en arabe , 1 signifie essentiellement le rapport de deux choses 
qui sont placées l'une en face de l'autre ; de là proviennent tous les sens divers des mots qui 
en sont dérivés, comme, par exemple, ceux de rencontre et même d'opposition. De ce 
rapport résulte aussi l'idée d'un passage de l'un à l'autre des deux termes en présence, d'où 
des idées comme celles de recevoir, d'accueillir, d'accepter, exprimées dans les deux langues 
par le verbe qabal ; et de là dérive directement qabbalah, c'est-à-dire proprement « ce qui 
est reçu » ou transmis (en latin traditum) de l'un à l'autre. Nous voyons apparaître ici, avec 
cette idée de transmission, celle d'une succession ; mais il faut remarquer que le sens 
premier de la racine indique un rapport qui peut être aussi bien simultané que successif, 
aussi bien spatial que temporel. C'est ce qui explique le double sens de la préposition qabal 
en hébreu et qabl en arabe, signifiant à la fois « devant » (c'est-à-dire « en face », dans 
l'espace) et « avant » (dans le temps) ; et l'étroite parenté de ces deux mots « devant » et 
« avant », en français même, montre bien qu'une certaine analogie est toujours établie entre 
ces deux modalités différentes, l'une en simultanéité et l'autre en succession. 



1 Nous appelons l'attention sur le fait, dont on ne tient peut-être pas assez compte, que ces deux 
langues, qui ont la plupart de leurs racines communes, peuvent très souvent s'éclairer l'une par l'autre. 




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Ceci permet également de résoudre une apparente contradiction : bien que l'idée la plus 
fréquente, lorsqu'il s'agit d'un rapport temporel, soit ici celle d'antériorité et se rapporte par 
conséquent au passé, il arrive pourtant aussi que des dérivés de la même racine désignent 
l'avenir (en arabe mustaqbal, c'est-à-dire littéralement ce au-devant de quoi l'on va, 
d'istiqbal, « aller au-devant ») ; mais ne dit-on pas aussi en français que le passé est avant 
nous et que l'avenir est devant nous, ce qui est tout à fait comparable ? En somme, il suffit 
dans tous les cas que l'un des deux termes considérés soit « devant » ou « avant » l'autre, 
qu'il s'agisse d'ailleurs d'une relation spatiale ou d'une relation temporelle. 

Toutes ces remarques peuvent être encore confirmées par l'examen d'une autre racine, 
également commune à l'hébreu et à l'arabe, et qui a des significations très proches de celles- 
là, on pourrait même dire en grande partie identiques, car, quoique le point de départ en soit 
nettement différent, les sens dérivés arrivent à se rejoindre. C'est la racine Q D M, qui 
exprime en premier lieu l'idée de « précéder » (qadam), d'où tout ce qui se réfère, non 
seulement à une antériorité temporelle, mais à une priorité d'ordre quelconque. C'est ainsi 
qu'on trouve, pour les mots provenant de cette racine, outre les sens d'origine et d'antiquité 
(qedem en hébreu, qidm ou qidam en arabe), celui de primauté ou de préséance, et 
même celui de marche, d'avance ou de progression (en arabe taqaddum) et, ici encore, 
la préposition qadam en hébreu et qoddâm en arabe a le double sens de « devant » et 
d' « avant ». 



1 De là le mot qadam signifiant « pied », c'est-à-dire ce qui sert à la marche. 




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Mais le sens principal, ici, désigne ce qui est premier, soit hiérarchiquement, soit 
chronologiquement ; aussi l'idée la plus fréquemment exprimée est-elle celle d'origine ou de 
primordialité, et, par extension, d'ancienneté quand il s'agit de l'ordre temporel : ainsi, 
qadmôn en hébreu, qadîm en arabe, signifient « ancien » dans l'usage courant, mais, 
lorsqu'ils sont rapportés au domaine des principes, doivent être traduits par « primordial ». 1 

Il y a lieu encore, à propos de ces mêmes mots, de signaler d'autres considérations qui ne 
sont pas sans intérêt : en hébreu, les dérivés de la racine Q D M servent aussi à désigner 
l'Orient, c'est-à-dire le côté de I' « origine », en ce sens qu'il est celui où apparaît le soleil 
levant (oriens, de oriri, d'où vient aussi origo en latin), le point de départ de la marche 
diurne du soleil ; et, en même temps, c'est aussi le point qu'on a devant soi quand on 
s' « oriente » en se tournant vers le soleil à son lever . 2 Ainsi, qedem signifie aussi « Orient », 
et qadmôn « oriental » ; 



1 El insânul-qadîm, c'est-à-dire I' « Homme primordial » est, en arabe, une des désignations de 
I' « Homme universel » (synonyme d'El-insânul-kâmil, qui est littéralement I' « Homme parfait » ou 
total) ; c'est exactement l'Adam Qadmôn hébraïque. 

2 II est curieux de noter que le Christ est parfois appelé Oriens ; cette désignation peut sans doute 
être rapportée au symbolisme du soleil levant ; mais, en raison du double sens que nous indiquons ici, 
il est possible qu'il faille aussi, et même surtout, la rapprocher de l'hébreu Elohi Qedem, ou de 
l'expression désignant le Verbe comme I' « Ancien des Jours », c'est-à-dire Celui qui est avant les 
jours, ou le Principe des cycles de manifestation, représentés symboliquement comme des « jours » 
par diverses traditions (les « jours de Brahmâ » dans la tradition hindoue, les « jours de la création » 
dans la Genèse hébraïque). 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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mais il ne faudrait pas pas vouloir voir dans ces désignations l'affirmation d'une primordialité 
de l'Orient au point de vue de l'histoire de l'humanité terrestre, puisque, comme nous avons 
eu souvent l'occasion de le dire, l'origine première de la tradition est nordique, « polaire » 
même, et non point orientale ni occidentale ; l'explication que nous venons d'indiquer nous 
paraît d'ailleurs pleinement suffisante. Nous ajouterons à ce propos que ces questions 
d' « orientation » ont, d'une façon générale, une assez grande importance dans le 
symbolisme traditionnel et dans les rites qui se fondent sur ce symbolisme ; elles sont du 
reste plus complexes qu'on ne pourrait le croire et peuvent donner lieu à quelques méprises, 
car il existe, dans des formes traditionnelles diverses, plusieurs modes d'orientation 
différents. Lorsqu'on se tourne vers le soleil levant comme nous venons de le dire, le Sud est 
désigné comme le « côté de la droite » (yamîn ou yaman ; cf. le sanscrit dakshina qui a 
le même sens), et le Nord comme le « côté de la gauche » (shemôl en hébreu, shimâl en 
arabe) ; mais il arrive aussi que l'orientation est prise en se tournant vers le soleil au 
méridien, et alors le point qu'on a devant soi n'et plus l'Orient, mais le Sud : c'est ainsi que, 
en arabe, le côté du Sud a encore, entre autres dénominations, celle de qiblah, et l'adjectif 
qibli signifie « méridional ». Ces derniers termes nous ramènent à la racine Q B L ; et l'on 
sait que le même mot qiblah désigne aussi, dans l'Islam, l'orientation rituelle ; c'est, dans 
tous les cas, la direction qu'on a devant soi ; et ce qui est encore assez curieux, c'est que 
l'orthographe de ce mot qiblah est exactement identique à celle de l'hébreu qabbalah. 

Maintenant, on peut se poser cette question : pourquoi la tradition, en hébreu, est-elle 
désignée par un mot provenant de la racine Q B L, et non de la racine Q D M ? 




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On pourrait être tenté de dire, à cet égard, que, la tradition hébraïque ne constituant qu'une 
forme secondaire et dérivée, une dénomination évoquant l'idée d'origine ou de primordialité 
ne saurait lui convenir ; mais cette raison ne nous apparaît pas comme essentielle, car, 
directement ou non, toute tradition se rattache aux origines et procède de la Tradition 
primordiale, et nous avons même vu ailleurs que toute langue sacrée, y compris l'hébreu lui- 
même et l'arabe, est considérée comme représentant d'une certaine façon la langue 
primitive. La vraie raison, semble-t-il, est que l'idée qui doit ici être mise surtout en évidence 
est celle d'une transmission régulière et ininterrompue, idée qui est aussi, du reste, celle qui 
exprime proprement le mot même de « tradition », ainsi que nous l'indiquions au début. 
Cette transmission constitue la « chaîne » (shelsheleth en hébreu, silsilah en arabe) qui 
unit le présent au passé et qui doit se continuer du présent vers l'avenir : c'est la « chaîne de 
la tradition » (shel sheleth ha-qabbalah), ou la « chaîne initiatique » dont nous avons eu 
l'occasion de parler récemment ; et c'est aussi la détermination d'une « direction » (nous 
retrouvons ici le sens de l'arabe qiblah) qui, à travers la succession des temps, oriente le 
cycle vers sa fin et rejoint celle-ci à son origine, et qui, s'étendant même au-delà de ces deux 
points extrêmes par le fait que sa source principielle est intemporelle et « non humaine », le 
relie harmoniquement aux autres cycles, concourant à former avec ceux-ci une « chaîne » 
plus vaste, celle que certaines traditions orientales appellent la « chaîne des mondes », où 
s'intégre, de proche en proche, tout l'ordre de la manifestation universelle. 




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Kabbale et science des nombres 

Nous avons souvent insisté sur le fait que les « sciences sacrés » appartenant à une forme 
traditionnelle donnée en font réellement partie intégrante, tout au moins à titre d'éléments 
secondaires et subordonnés, bien loin de ne représenter que des sortes d'adjonctions 
adventices qui s'y seraient rattachées plus ou moins artificiellement. Il est indispensable de 
bien comprendre ce point et de ne jamais le perdre de vue si l'on veut pénétrer , si peu que 
ce soit, le véritable esprit d'une tradition ; et il est d'autant plus nécessaire d'appeler 
l'attention là-dessus que l'on constate assez fréquemment de nos jours, chez ceux qui 
prétendent étudier les doctrines traditionnelles, une tendance à ne pas tenir compte des 
sciences dont il s'agit, soit en raison des difficultés spéciales que présente leur assimilation, 
soit parce que, outre l'impossibilité de les faire entrer dans le cadre des classifications 
modernes, leur présence est particulièrement gênante pour quiconque s'efforce de tout 
réduire à des points de vue exotériques et d'interpréter les doctrines en termes de 
« philosophie » ou de « mysticisme ». 




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Sans vouloir nous étendre une fois de plus sur la vanité de telles études entreprises « de 
l'extérieur » et avec des intentions toutes profanes, nous redirons pourtant encore, car nous 
en voyons pour ainsi dire chaque jour l'opportunité, que les conceptions déformées 
auxquelles elles aboutissent inévitablement sont certainement pires que l'ignorance pure et 
simple. 

Il arrive même parfois que certaines sciences traditionnelles jouent un rôle plus important 
que celui que nous venons d'indiquer, et que, outre la valeur propre qu'elles possèdent en 
elles-mêmes dans leur ordre contingent, elles sont prises comme moyens symboliques 
d'expression pour la partie supérieure et essentielle de la doctrine, si bien que celle-ci 
devient entièrement inintelligible si l'on prétend l'en séparer. C'est ce qui se produit 
notamment, en ce qui concerne la Kabbale hébraïque, pour la « science des nombres », qui 
s'y identifie d'ailleurs en grande partie avec la « science des lettres », de même que dans 
l'ésotérisme islamique, et cela en vertu de la constitution même des deux langues hébraïque 
et arabe, qui, ainsi que nous le faisons remarquer dernièrement, sont si proches l'une de 
l'autre sous tous les rapports . 1 

Le rôle prépondérant de la science des nombres dans la Kabbale constitue un fait si évident 
qu'il ne saurait échapper à l'observateur même le plus superficiel, et qu'il n'est guère 
possible aux « critiques » les plus remplis de préjugés ou de partis pris de la nier ou de le 
dissimuler. Cependant, ces derniers ne manquent pas de donner tout au moins de ce fait des 
interprétations erronées, afin de le faire rentrer tant bien que mal dans le cadre de leurs 
idées préconçues ; 



1 Voir le chapitre Qabbalah ci-dessus ; nous prions les lecteurs de se reporter également à l'étude 
sur La Science des lettres qui forme le chapitre VI de Symboles fondamentaux de la Science sacrée. 




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nous nous proposons surtout ici de dissiper ces confusions plus ou moins voulues, et dues 
pour une bonne part aux abus de la trop fameuse « méthode historique », qui veut à toute 
force voir des « emprunts » partout où elle constate certaines similitudes. 

On sait qu'il est de mode , dans les milieux universitaires, de prétendre rattacher la Kabbale 
au néo-platonisme, de façon à en diminuer à la fois l'antiquité et la portée ; n'est-il pas 
admis en effet, comme un principe indiscutable, que rien ne saurait venir que des Grecs ? On 
oublie malheureusement en cela que le néo-platonisme lui-même contient bien des éléments 
qui n'ont rien de spécifiquement grec, et que le Judaïsme notamment avait, dans le milieu 
alexandrin, une importance qui était fort loin d'être négligeable, si bien que, si réellement il y 
eut des emprunts, il se pourrait qu'ils se fussent opérés en sens inverse de ce que l'on 
affirme. Cette hypothèse serait même beaucoup plus vraisemblable, d'abord parce que 
l'adoption d'une doctrine étrangère n'est guère conciliable avec le « particularisme » qui fut 
toujours un des traits dominants de l'esprit judaïque, et ensuite parce que, quoi qu'on pense 
par ailleurs du néo-platonisme, il ne présente en tout cas qu'une doctrine relativement 
exotérique (même si elle est basée sur des données d'ordre ésotérique, elle n'en est qu'une 
« extériorisation »), et qui, comme telle, n'a pu exercer une influence réelle sur une tradition 
essentiellement initiatique, et même très « fermée », comme l'est et le fut toujours la 
Kabbale . 1 



1 Cette dernière raison vaut également contre la prétention de rattacher l'ésotérisme islamique au 
même néo-platonisme ; la philosophie seule, chez les Arabes, est d'origine grecque, comme l'est 
d'ailleurs, où qu'on le rencontre, tout ce à quoi peut s'appliquer proprement ce nom de 
« philosophie » (en arabe falsafah), qui est comme une marque de cette origine même ; mais ici ce 
n'est plus du tout de philosophie qu'il s'agit. 




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Nous ne voyons d'ailleurs pas qu'il y ait, entre celle-ci et le néo-platonisme, des 
ressemblances particulièrement frappantes, ni que, dans la forme sous laquelle ce dernier 
s'exprime, les nombres jouent ce rôle qui est si caractéristique de la Kabbale ; la langue 
grecque ne l'aurait guère permis, du reste, tandis qu'il y a là, nous le répétons, quelque 
chose qui est inhérent à la langue hébraïque elle-même, et qui, par conséquent, doit avoir 
été lié dès l'origine à la forme traditionnelle qui s'exprime par elle. 

Ce n'est pas, bien entendu, qu'il y ait lieu de contester qu'une science traditionnelle des 
nombres ait existé aussi chez les Grecs ; elle y fut même, comme on le sait, la base du 
Pythagorisme, qui n'était pas qu'une simple philosophie, mais avait, lui aussi, un caractère 
proprement initiatique ; et c'est de là que Platon tira, non seulement toute la partie 
cosmologique de sa doctrine, telle qu'il l'expose notamment dans le Timée, mais jusqu'à sa 
« théorie des idées », qui n'est au fond qu'une transposition, selon une terminologie 
différente, des conceptions pythagoriciennes sur les nombres envisagés comme principes des 
choses. Si donc on voulait trouver réellement chez les Grecs un terme de comparaison avec 
la Kabbale, c'est au Pythagorisme qu'il faudrait remonter ; mais c'est là, précisément, 
qu'apparaît le plus clairement toute l'inanité de la thèse des « emprûnts » : nous sommes 
bien en présence de deux doctrines initiatiques qui donnent pareillement une importance 
capitale à la science des nombres ; 




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mais cette science se trouve présentée, de part et d'autre, sous des formes radicalement 
différentes. 

Ici, quelques considérations d'ordre plus général ne seront pas inutiles : il est parfaitement 
normal qu'une même science se rencontre dans des traditions diverses, car la vérité, dans 
quelque domaine que ce soit, ne saurait être le monopole d'une seule forme traditionnelle à 
l'exclusion des autres ; ce fait ne peut donc être un sujet d'étonnement, sauf sans doute 
pour les « critiques » qui ne croient pas à la vérité ; et même c'est le contraire qui serait, 
non seulement étonnant, mais assez difficilement concevable. Il n'y a là rien qui implique 
une communication plus ou moins directe entre deux traditions différentes, même au cas où 
l'une serait incontestablement plus ancienne que l'autre : ne peut-on constater une certaine 
vérité et l'exprimer indépendamment de ceux qui l'ont déjà exprimée antérieurement, et, en 
outre, cette indépendance n'est-elle pas d'autant plus probable que cette même vérité sera, 
en fait, exprimée d'une autre façon ? Il faut bien remarquer, d'ailleurs, que ceci ne va 
nullement à l'encontre de l'origine commune de toutes les traditions ; mais la transmission 
des principes, à partir de cette origine commune, n'entraîne pas nécessairement, d'une façon 
explicite, celle de tous les développements qui y sont impliqués et de toutes les applications 
auxquelles ils peuvent donner lieu ; tout ce qui est affaire d' « adaptation », en un mot, peut 
être considéré comme appartenant en propre à telle ou telle forme traditionnelle particulière, 
et, si l'on en trouve l'équivalent ailleurs, c'est que, des mêmes principes, on devait 
naturellement tirer les mêmes conséquences, quelle que soit d'ailleurs la façon spéciale dont 
on les aura exprimées ici ou là (sous la réserve, bien entendu, de certains modes 
symboliques d'expression qui, étant partout les mêmes, doivent être regardés comme 
remontant jusqu'à la Tradition primordiale). 




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Les différences de forme seront d'ailleurs, en général, d'autant plus grandes qu'on 
s'éloignera davantage des principes pour descendre à un ordre plus contingent ; et c'est là 
ce qui fait une des principales difficultés de la compréhension de certaines sciences 
traditionnelles. 

Ces considérations, on le comprendra sans peine, enlèvent à peu près tout intérêt en ce qui 
concerne l'origine des traditions ou la provenance des éléments qu'elles renferment, au point 
de vue « historique » tel qu'on l'entend dans le monde profane, puisqu'elles rendent 
parfaitement inutile la supposition d'une filiation directe quelconque ; et, là même où l'on 
remarque une similitude beaucoup plus étroite entre deux formes traditionnelles, cette 
similitude beaucoup plus étroite entre deux formes traditionnelles, cette similitude peut 
s'expliquer beaucoup moins par des « emprunts », souvent fort invraisemblables, que par 
des « affinités » dues à un certain ensemble de conditions communes ou semblables (race, 
type de langage, mode d'existence, etc.) chez les peuples auxquels ces formes s'adressent 
respectivement . 1 



1 Ceci peut s'appliquer notamment à la similitude d'expression que nous avons déjà signalée entre la 
Kabbale et l'ésotérisme islamique ; et il y a à ce propos, en ce qui concerne ce dernier, une remarque 
assez curieuse à faire : ses adversaires « exotéristes » dans l'Islam même, ont souvent chercher à le 
déprécier en lui attribuant une origine étrangère, et, sous prétexte que beaucoup de çufîs les plus 
connus furent persans, ils ont voulu y voir surtout de prétendus emprunts faits au Mazdéisme, 
étendant même cette affirmation gratuite à la « science des lettres » : or il n'y a aucune trace de quoi 
que ce soit de semblable chez les anciens Perses, tandis que cette science existe par contre, sous une 
forme tout à fait comparable, dans le Judaïsme, ce qui s'explique d'ailleurs très simplement par les 
« affinités » auxquelles nous faisons allusion, sans parler de la communauté d'origine plus lointaine 
sur laquelle nous aurons à revenir ; mais du moins ce fait était-il le seul qui pût donner quelque 
apparence de vraisemblance à l'idée d'un emprunt fait à une doctrine préislamique et non arabe, et il 
paraît leur avoir échappé totalement ! 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Quant aux cas de filiation réelle, ce n'est pas à dire qu'ils doivent être entièrement exclus, 
car il est évident que toutes les formes traditionnelles ne procèdent pas directement de la 
Tradition primordiale, mais que d'autres formes ont dû jouer parfois le rôle d'intermédiaires ; 
mais ces dernières sont, le plus souvent, de celles qui ont entièrement disparu, et ces 
transmissions remontent en général à des époques beaucoup trop lointaines pour que 
l'histoire ordinaire, dont le champ d'investigation est en somme fort limité, puisse en avoir la 
moindre connaissance, sans compter que les moyens par lesquels elles se sont effectuées ne 
sont pas de ceux qui peuvent être accessibles à ses méthodes de recherche. 

Tout ceci ne nous éloigne de notre sujet qu'en apparence, et, revenant aux rapports de la 
Kabbale avec le Pythagorisme, nous pouvons maintenant nous poser cette question : si celle- 
là ne peut être dérivée directement de celui-ci, même à supposer qu'elle ne lui soit pas 
réellement antérieure, et ne serait-ce qu'en raison d'une trop grande différence de forme, 
sur laquelle nous allons revenir tout à l'heure d'une façon plus précise, ne pourrait-on du 
moins envisager pour l'une et pour l'autre une origine commune, qui serait, selon les vues de 
certains, la tradition des anciens Egyptiens (ce qui, cela va sans dire, nous reporterait cette 
fois bien au-delà de la période alexandrine) ? 




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C'est là, disons-le tout de suite, une théorie dont on a beaucoup abusé ; et, en ce qui 
concerne le Judaïsme, il nous est impossible, en dépit de certaines assertions plus ou moins 
fantaisistes, d'y découvrir le moindre rapport avec tout ce qu'on peut connaître de la 
tradition égyptienne (nous parlons quant à la forme, qui est seule à envisager en cela, 
puisque, par ailleurs, le fond est nécessairement identique dans toutes les traditions) ; sans 
doute aurait-il des liens plus réels avec la tradition chaldéenne, que ce soit par dérivation ou 
par simple affinité, et pour autant qu'il est possible de saisir véritablement quelque chose de 
ces traditions éteintes depuis tant de siècles. 

Pour le Pythagorisme, la question est peut-être plus complexe ; et les voyages de Pythagore, 
qu'il faille d'ailleurs les entendre littéralement ou symboliquement, n'impliquent pas 
nécessairement des emprunts faits aux doctrines de tel ou tel peuple (tout au moins quant à 
l'essentiel, et quoi qu'il puisse en être de certains points de détail), mais plutôt 
l'établissement ou le renforcement de certains liens avec des initiations plus ou moins 
équivalentes. Il semble bien, en effet, que le Pythagorisme fut surtout la continuation de 
quelque chose qui préexistait en Grèce même, et qu'il n'y ait pas lieu de chercher ailleurs sa 
source principale : nous voulons parler des Mystères, et plus particulièrement de l'Orphisme, 
dont il ne fut peut-être qu'une « réadaptation », en cette époque du VI eme siècle avant l'ère 
chrétienne qui, par un étrange synchronisme, vit des changements de forme s'opérer à la 
fois dans les traditions de presque tous les peuples. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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On dit souvent que les Mystères grecs étaient eux-mêmes d'origine égyptienne, mais une 
affirmation aussi générale est beaucoup trop « simpliste », et, si cela peut être vrai dans 
certains cas, comme celui des Mystères d'Eleusis (auxquels on semble penser surtout en 
l'occurrence), il en est d'autres où ce ne serait nullement soutenable . 1 Or, qu'il s'agisse de 
Pythagorisme lui-même ou l'Orphisme antérieur, ce n'est point à Eleusis qu'il faut en 
chercher le « point d'attache », mais à Delphes ; et l'Apollon delphique n'est nullement 
égyptien, mais hyperboréen, origine que, de toute façon, il est impossible d'envisager pour la 
tradition hébraïque ; 2 ceci nous amène d'ailleurs directement au point le plus important en ce 
qui concerne la science des nombres et les formes différentes qu'elle a revêtues. 

Cette science des nombres, dans le Pythagorisme, apparaît comme étroitement liée à celle 
des formes géométriques ; et il en est d'ailleurs de même chez Platon, qui, à cet égard, est 
purement pythagoricien. On pourrait voir là l'expression d'un trait caractéristique de la 
mentalité hellénique, attachée surtout à la considération des formes visuelles ; et l'on sait 
qu'en effet, parmi les sciences mathématiques, c'est la géométrie que les Grecs 
développèrent plus particulièrement . 3 



1 II est à peine besoin de dire que certains récits, où l'on voit Moïse et Orphée recevant en même 
temps l'initiation dans les temples d'Egypte, ne sont que fantaisies qui ne reposent sur rien de sérieux ; 
et que n'a-t-on pas raconté sur l'initiation égyptienne depuis le Séthos de l'abbé de Terrasson ? 

2 II s'agit ici de la dérivation directe ; même si la Tradition primordiale est hyperboréenne, et si par 
conséquent toutes les formes traditionnelles sans exception se rattachent finalement à cette origine, il 
est des cas, comme celui de la Tradition hébraïque, où ce ne peut être que fort indirectement et à 
travers une plus ou moins longue série d'intermédiaires, qu'il serait d'ailleurs bien difficile de prétendre 
reconstituer exactement. 

3 L'algèbre, par contre, est d'origine indienne et ne fut introduite en Occident que beaucoup plus tard, 
par l'intermédiaire des Arabes, qui lui donnèrent le nom qu'elle a toujours gardé (el-jabr). 




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Cependant, il y a quelque chose de plus, tout au moins en ce qui concerne la « géométrie 
sacrée », qui est ce dont il s'agit ici : le Dieu « géomètre » de Pythagore et de Platon, 
entendu dans sa signification la plus précise et, pourrait-on dire, « technique », n'est autre 
qu'Apollon. Nous ne pouvons entrer à ce sujet dans des développements qui nous 
entraîneraient trop loin, et peut-être reviendrons-nous sur cette question en une autre 
occasion ; il nous suffit présentement de faire remarquer que ce fait s'oppose nettement à 
l'hypothèse d'une origine commune du Pythagorisme et de la Kabbale, et cela sur le point 
même où l'on a cherché surtout à les rapprocher, et qui est, à vrai dire, le seul qui ait pu 
donner l'idée d'un tel rapprochement, c'est-à-dire la similitude apparente des deux doctrines 
quant au rôle qu'y joue la science des nombres. 

Dans la Kabbale, cette même science des nombres ne se présente nullement comme 
rattachée de la même façon au symbolisme géométrique ; et il est facile de comprendre qu'il 
en soit ainsi, car ce symbolisme ne pourrait convenir à des peuples nomades comme le 
furent essentiellement à l'origine, les Hébreux et les Arabes . 1 



1 Sur ce point, voir le chapitre XXI du livre Le Règne de la quantité et les signes des temps intitulé 
Caïn et Abel. Il ne faut pas oublier que, comme nous l'indiquions alors, Salomon, pour la construction 
du Temple, dut faire appel à des ouvriers étrangers, fait particulièrement significatif en raison de la 
relation intime qui existe entre la géométrie et l'architecture. 




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Par contre, nous trouvons là quelque chose qui n'a pas son équivalent chez les Grecs : 
l'union étroite, on pourrait même dire l'identification sous bien des rapports, de la science 
des nombres avec celle des lettres, en raison des correspondances numériques de celles-ci ; 
c'est là ce qui est éminemment caractéristique de la Kabbale , 1 et qui ne se retrouve nulle 
part ailleurs, du moins sous cet aspect et avec ce développement, si ce n'est, comme nous 
l'avons déjà dit, dans l'ésotérisme islamique, c'est-à-dire en somme dans la tradition arabe. 

Il pourrait sembler étonnant, à première vue, que les considérations de cet ordre soient 
demeurées étrangères aux Grecs , 2 puisque, chez eux aussi, les lettres ont une valeur 
numérique (qui est d'ailleurs la même que dans les alphabets hébreu et arabe pour celles qui 
y ont leur équivalent), et que même il n'y eut jamais d'autres signes de numération. 
L'explication de ce fait est cependant assez simple : c'est que l'écriture grecque ne 
représente en réalité qu'une importation étrangère (soit « phénicienne » comme on le dit 
plus habituellement, soit en tout cas « qadméenne », c'est-à-dire « orientale » sans 
spécification plus précise, et les noms mêmes des lettres en font foi), et qui, dans son 
symbolisme numérique ou autre, n'a jamais véritablement si l'on peut exprimer ainsi, fait 
corps avec la langue même . 3 



1 Rappelons à ce propos que le mot gematria (qui, étant d'origine grecque, doit, comme un certain 
nombre d'autres termes de même provenance, avoir été introduit à une époque relativement récente, 
ce qui ne veut nullement dire que ce qu'il désigne n'ait pas existé antérieurement), ne dérive pas de 
geometria comme on le prétend souvent, mais de grammateia, c'est donc bien encore de la 
science des lettres qu'il s'agit. 

2 Ce n'est qu'avec le Christianisme qu'on peut trouver quelque chose de tel dans des écrits 
d'expression grecque, et alors il s'agit manifestement d'une transposition de données dont l'origine est 
hébraïque ; nous entendons, à cet égard, faire allusion principalement à l ' Apocalypse ; et l'on pourrait 
probablement relever aussi des choses du même ordre dans ce qui reste des écrits se rattachant au 
Gnosticisme. 

3 Même dans l'interprétation symbolique des mots (par exemple dans le Cratyle de Platon), la 
considération des lettres dont ils sont composés n'intervient pas ; il en est d'ailleurs de même du 
nirukta pour la langue sanskrite, et, s'il existe cependant dans certains aspects de la Tradition hindoue 
un symbolisme littéral, qui est même fort développé, il repose sur des principes entièrement différents 
de ce dont il s'agit ici. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Au contraire, dans des langues telles l'hébreu et l'arabe, la signification des mots est 
inséparable du symbolisme littéral, et il serait impossible d'en donner une interprétation 
complète, quant à leur sens le plus profond, celui qui importe vraiment au point de vue 
traditionnel et initiatique (car il ne faut pas oublier qu'il s'agit ici essentiellement de « langues 
sacrées »), sans tenir compte de la valeur numérique des lettres qui les composent ; les 
rapports existant entre des mots numériquement équivalent et les substitutions auxquelles ils 
donnent lieu parfois sont, à cet égard, un exemple particulièrement net . 1 



1 C'est là une des raisons pour lesquelles l'idée, émise par certains sous prétexte de « commodité », 
d'écrire l'arabe avec les caractères latins, est tout à fait inacceptable et même absurde (ceci sans 
préjudice d'autres considérations plus contingentes, comme celle de l'impossibilité d'établir une 
transcription vraiment exacte, par là même que les lettres arabes n'ont pas toutes leur équivalent 
dans l'alphabet latin). Les véritables motifs pour lesquels certains orientalistes se font les 
propagateurs de cette idée sont d'ailleurs tout autres que ceux qu'ils font valoir, et doivent être 
cherchés dans une intention « antitraditionnelle » en rapport avec des préoccupations d'ordre 
politique ; mais ceci est une autre histoire... 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Il y a donc là quelque chose qui, comme nous le disions au début, tient essentiellement à la 
constitution même de ces langues, qui y est lié d'une façon proprement « organique » bien 
loin d'être venu s'y adjoindre du dehors, et après coup comme dans le cas de la langue 
grecque ; et, cet élément se trouvant à la fois dans l'hébreu et dans l'arabe, on peut 
légitimement le regarder comme procédant de la source commune de ces deux langues et 
des deux traditions qu'elles expriment, c'est-à-dire de ce qu'on peut appeler la tradition 
« abrahamique ». 

Nous pouvons donc tirer maintenant de ces considérations les conclusions qui s'imposent : 
c'est que, si nous envisageons la science des nombres chez les Grecs et les Hébreux, nous la 
voyons revêtue de deux formes très différentes, et appuyée d'une part sur un symbolisme 
géométrique, de l'autre sur un symbolisme littéral . 1 Par suite, il ne saurait être question 
d' « emprunts », pas plus d'un côté que de l'autre, mais seulement d'équivalences comme il 
s'en rencontre nécessairement entre toutes les formes traditionnelles ; nous laissons 
d'ailleurs entièrement de côté toute question de « priorité », sans intérêt véritable dans ces 
conditions, et peut-être insoluble, le point de départ réel pouvant se trouver fort au-delà des 
époques pour lesquelles il est possible d'établir une chronologie tant soit peu rigoureuse. 



1 Nous disons « appuyée », parce que ces symbolismes constituent effectivement , dans les deux cas, 
le « support » sensible et comme le « corps » de la science des nombres. 




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En outre, l'hypothèse même d'une origine commune immédiate doit également être écartée, 
car nous voyons la tradition dont cette science fait partie intégrante remonter, d'une part, à 
une source « apollinienne », c'est-à-dire directement hyperboréenne, et, de l'autre, à une 
source « abrahamique », qui se rattache vraisemblablement surtout elle-même (comme le 
suggèrent d'ailleurs les noms mêmes des Hébreux et des Arabes) au courant traditionnel 
venu de I' « île perdue de l'Occident ».* 



1 Nous employons constamment l'expression de « science des nombres » pour éviter toute confusion 
avec l'arithmétique profane ; peut-être pourrait-on cependant adopter un terme comme celui 
d' « arithmologie » ; mais il faut rejeter, en raison du « barbarisme » de sa composition hybride, celui 
de « numérologie », d'invention récente, et par lequel, d'ailleurs, certains semblent vouloir désigner 
surtout une sorte d' « art divinatoire » qui n'a à peu près aucun rapport avec la véritable science 
traditionnelle des nombres. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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« La Kabbale juive » 

Jusqu'à ce jour , 1 pour l'étude de la Kabbale, il n'existait aucun travail d'ensemble présentant 
un caractère vraiment sérieux ; en effet le livre d'Adolphe Frank, malgré sa réputation, 
montrait surtout à quel point son auteur, imbu des préjugés universitaires et de plus 
complètement ignorant de l'hébreu, était incapable de comprendre le sujet qu'il s'était 
efforcé de traiter ; quant à certaines compilations aussi indigestes que fantaisistes, comme 
celle de Papus, mieux vaut n'en pas parler. Il y avait donc là une regrettable lacune à 
combler, et il nous paraissait que l'important travail de M. Paul Vulliaud 2 aurait dû être 
précisément destiné à cet effet ; mais bien que ce travail ait été fait très consciencieusement 
et bien qu'il contienne beaucoup de choses intéressantes, nous devons avouer qu'en le lisant 
nous avons éprouvé une certaine déception. 



1 La Kabbale juive, compte rendu paru dans la revue Ignis, 1925, p. 116, traduit de l'italien par 
Gabriella Pirinoli. 

2 La Kabbale juive : histoire et doctrine, 2 vol. in-8° de 520 et 460 p. (E. Nourry, Paris, 1923). 




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Cet ouvrage, dont nous aurions été heureux de pouvoir recommander la lecture sans réserve, 
ne donne pas ce que semblait promettre son titre très général et le contenu du livre est loin 
d'être sans défaut. 

A vrai dire, le sous-titre d' « Essai critique » aurait pu déjà nous mettre en garde quant à 
l'esprit dans lequel ce livre a été conçu, parce que nous ne savons que trop ce qu'il faut 
entendre par ce mot « critique » quand il est employé par les savants « officiels » ; mais M. 
Vulliaud n'appartenant pas à cette catégorie, nous avions d'abord été seulement étonné qu'il 
ait fait usage d'une expression susceptible d'une aussi fâcheuse interprétation. Par la suite, 
nous avons mieux compris l'intention que l'auteur avait, par ce moyen, voulu faire entrevoir ; 
cette intention, nous l'avons trouvée très nettement exprimée dans une note où il déclare 
s'être assigné un « double but » : « Traiter de la Kabbale et de son histoire, puis exposer en 
même temps la méthode scientifique, selon laquelle travaillent des auteurs pour la plupart 
favorablement connus » (t. II, p. 206). 

Ainsi donc, il ne s'agissait pas pour lui de suivre les auteurs en question ni d'adopter leurs 
préjugés mais au contraire de les combattre, ce dont nous ne pouvons que le féliciter. 
Seulement il a voulu les combattre sur leur propre terrain et en quelque manière avec leurs 
propres armes, et c'est pour cela qu'il s'est fait, pour ainsi dire le critique des critiques 
mêmes. En effet lui aussi se place au point de vue de la pure et simple érudition ; mais bien 
qu'il l'ait fait volontairement, on peut se demander jusqu'à quel point cette attitude a été 
vraiment habile et avantageuse. M. Vulliaud se défend d'être kabbaliste ; et s'en défend avec 
une insistance qui nous a surpris et que nous ne comprenons pas très bien. 




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Serait-il donc de ceux qui se font une gloire d'être « profanes » et que jusqu'à maintenant 
nous n'avions rencontrés surtout que dans les milieux « officiels », et, vis-à-vis de qui il a 
donné des preuves d'une juste sévérité ? Il va même jusqu'à se qualifier de « simple 
amateur » ; en cela nous voulons croire qu'il se calomnie lui-même. Ne se prive-t-il pas ainsi 
d'une bonne partie de cette autorité qui lui serait nécessaire vis-à-vis d'auteurs dont il 
discute les assertions ? Du reste, ce parti pris de considérer une doctrine du point de vue 
« profane » c'est-à-dire « de l'extérieur », nous semble exclure toute possibilité d'une 
compréhension profonde. Et de plus, même si cette attitude n'est qu'affectée, elle n'en sera 
pas moins regrettable puisque, bien qu'avant atteint pour son propre compte ladite 
compréhension, il s'obligera ainsi à n'en rien faire paraître et l'intérêt de la partie doctrinale 
s'en trouvera fortement diminuée. Quant à la partie critique, l'auteur fera plutôt figure de 
polémiste que de juge qualifié, ce qui constituera pour lui une évidente infériorité. Par 
ailleurs, deux buts pour une seule oeuvre, c'est probablement un de trop, et, dans le cas de 
M. Vulliaud, il est bien regrettable que le second de ces buts, tels qu'ils sont signalés plus 
haut, lui fasse trop souvent oublier le premier, qui était pourtant et de beaucoup le plus 
important. Les discussions et les critiques, en effet, se suivent d'un bout à l'autre de son livre 
et même dans les chapitres dont le titre annoncerait plutôt un sujet d'ordre purement 
doctrinal ; on en retire une certaine impression de désordre et de confusion. 




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D'autre part, parmi les critiques que fait M. Vulliaud, s'il y en a qui sont parfaitement 
justifiées, par exemple celles concernant Renan et Frank, et aussi certains occultistes, et qui 
sont les plus nombreuses, il y en a d'autres qui sont plus contestables ; ainsi en particulier 
celles qui concernent Fabre d'OIivet, vis-à-vis de qui M. Vulliaud semble s'être fait l'écho de 
certaines haines rabbiniques (à moins qu'il n'ait hérité de la haine de Napoléon lui-même 
pour l'auteur de La Langue hébraïque restituée, mais cette seconde hypothèse est beaucoup 
moins vraisemblable). De toute façon et même s'il s'agit des critiques les plus légitimes , de 
celles qui peuvent utilement contribuer à détruire des réputations usurpées, n'aurait-il pas 
été possible de dire les mêmes choses plus brièvement, et surtout plus sérieusement et d'un 
ton moins agressif ? L'ouvrage y aurait certainement gagné, d'abord parce qu'il n'aurait pas 
eu l'apparence d'un ouvrage de polémique, aspect qu'il présente trop souvent et que des 
gens malintentionnés pourraient facilement utiliser contre l'auteur et, ce qui est plus grave, 
l'essentiel aurait été moins sacrifié à des considérations, qui, en somme, ne sont 
q u 'accessoires et d'un intérêt assez relatif. Il y a encore d'autres défauts regrettables : les 
imperfections de la forme sont parfois gênantes ; nous ne voulons pas parler seulement des 
erreurs d'impression, qui sont extrêmement nombreuses et dont les errata ne rectifient 
qu'une infime partie, mais des trop fréquentes incorrections qu'il est difficile, même avec une 
forte dose de bonne volonté, de mettre sur le compte de la typographie. Il y a ainsi 
différents « lapsus » qui viennent vraiment mal à propos. Nous en avons relevé un certain 
nombre, et ceux-ci, chose curieuse, se trouvent surtout dans le second volume, comme si 
celui-ci avait été écrit plus hâtivement. Ainsi, par exemple, Frank n'a pas été « professeur de 
philosophie au Collège Stanislas » (p. 241), mais au Collège de France, ce qui est fort 
différent. 




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Aussi, M. Vulliaud écrit Cappelle, et parfois également Capele, l'hébraïsant Louis Cappel, dont 
nous pouvons rétablir le nom exact avec d'autant plus de sûreté qu'en écrivant cet article, 
nous avons sous les yeux sa propre signature. M. Vulliaud n'aurait-il donc vu ce nom que 
sous une forme latinisée ? Tout ceci n'est pas grand-chose, mais, par contre, à la page 26, il 
est question d'un nom divin de 26 lettres, et on trouve par la suite que ce même nom en a 
42 ; ce passage est vraiment incompréhensible, et nous nous demandons s'il n'y a pas là 
quelque omission. Nous indiquerons encore une autre négligence du même ordre mais qui 
est d'autant plus grave qu'elle est cause d'une véritable injustice : critiquant un rédacteur de 
\' Encyclopédie britannique, M. Vulliaud termine avec cette phrase : « On ne pouvait pas 
s'attendre à une solide logique de la part d'un auteur qui dans le même article estime qu'on 
a trop sous-estimé les doctrines kabbalistiques ( absurdiy over-estimated) et que en 
même temps le Zohar est un farrago of absurdity» (t. II, p. 418). Les mots anglais ont 
été cités par M. Vulliaud lui-même ; or, over-estimated ne veut pas dire « sous- 
estimé »(qui serait under-estimated), mais bien au contraire « surestimé », qui est 
précisément le contraire, et ainsi, quelles que soient d'ailleurs les erreurs contenues dans 
l'article de cet auteur, la contradiction qu'on lui reproche ne s'y trouve en réalité en aucune 
façon. Assurément, ces choses-là ne sont que des détails, mais quand on se montre aussi 
sévère envers les autres et toujours prêt à les prendre en défaut, ne devrait-on pas s'efforcer 
d'être irréprochable ? 




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Dans la transcription des mots hébraïques, il y a un manque d'uniformité qui est vraiment 
déplaisant ; nous savons bien qu'aucune transcription ne peut être parfaitement exacte, mais 
au moins quand on en a adopté une, quelle qu'elle soit, il serait préférable de s'y tenir d'une 
façon constante. De plus il y a des termes qui semblent avoir été traduits beaucoup trop 
hâtivement, et pour lesquels il n'aurait pas été difficile de trouver une interprétation plus 
satisfaisante ; nous en donnerons tout de suite un exemple assez précis. A la page 49 du 
tome II est représentée une image de teraphim sur laquelle est inscrit, entre autres, le mot 
luz ; M. Vulliaud a reproduit les différents sens du verbe luz donnés par Buxtorf faisant 
suivre chacun d'eux d'un point d'interrogation tellement il lui semblait peu applicable, mais il 
n'a pas pensé qu'il existait également un substantif luz, lequel signifie ordinairement 
« amande » ou « noyau » (et aussi « amandier », parce qu'il désigne en même temps l'arbre 
et son fruit). Or, ce même substantif est, dans le langage rabbinique, le nom d'une petite 
partie corporelle indestructible à laquelle l'âme resterait liée après la mort (et il est curieux 
de noter que cette tradition hébraïque a très probablement inspiré certaines théories de 
Leibniz) ; ce dernier sens est certainement le plus plausible et il est d'autre part confirmé, 
pour nous, par la place même que le mot luz occupe sur la figure. 

L'auteur a parfois le tort d'aborder incidemment des sujets sur lequels il est évidemment 
beaucoup moins informé que sur la Kabbale, et dont il aurait bien pu se dispenser de parler, 
chose qui lui aurait évité certaines méprises, qui pour excusables qu'elles soient (étant donné 
qu'il n'est guère possible d'avoir la même compétence dans tous les domaines), ne peuvent 
que nuire à un travail sérieux. 




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C'est ainsi que nous avons trouvé (t.II, p. 377) un passage où il est question d'une soi-disant 
« théosophie chinoise » dans laquelle nous avons eu quelque peine à reconnaître le Taoïsme, 
qui n'est de la « Théosophie » selon aucune des acceptions de ce mot, et dont le résumé, 
fait nous ne savons pas trop sur la base de quelle source (parce qu'ici manque justement la 
référence), est éminemment fantaisiste. Par exemple « la nature active, tien = le ciel », y 
est mise en opposition à la « nature passive, kouèn = terre » ; or kouèn n'a jamais signifié 
« la terre », et les expressions « nature active » et « nature passive » font beaucoup moins 
penser à des conceptions de l'Extrême-Orient qu'à la « nature naturante » et à la natura 
naturata de Spinoza. Avec la plus grande naïveté sont confondues ici deux dualités 
différentes, celle de la « perfection active », Khièn, et celle de la « perfection passive », 
Kouèn (nous disons « perfection » et non « nature »), et celle du « ciel », tièn, et de la 
« terre », ti. 

Puisque nous en sommes arrivé à parler des doctrines orientales, nous ferons à ce propos 
une autre observation : après avoir fort justement remarqué le désaccord qui règne entre les 
égyptologues et les autres « spécialistes » du même genre, ce qui fait qu'il est impossible de 
se fier à leur opinion, M. Vulliaud signale qu'il arrive la même chose parmi les indianistes (t. 
II, p. 363), ce qui est exact ; mais comment n'a-t-il pas vu que ce dernier cas n'était 
nullement comparable aux autres ? 




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En effet, s'agissant de peuples comme les anciens Egyptiens et les Assyriens, qui ont disparu 
sans laisser de successeurs légitimes, nous n'avons évidemment aucun moyen de contrôle 
direct, et il est bien permis d'éprouver un certain scepticisme quant à la quant à la valeur de 
certaines reconstitutions fragmentaires et hypothétiques ; mais au contraire pour l'Inde ou la 
Chine dont les civilisations se sont continuées jusqu'à nous et demeurent toujours vivantes , 
il est parfaitement possible de savoir à quoi s'en tenir ; ce qui importe ce n'est pas tant ce 
que disent les indianistes, mais ce que pensent les Hindous eux-mêmes. M. Vulliaud qui se 
préoccupe de ne recourir qu'à des sources hébraïques pour savoir ce qu'est vraiment la 
Kabbale et il a sur ce point grandement raison, puisque la Kabbale est la tradition hébraïque 
elle-même, ne pourrait-il admettre qu'on ne doit pas agir autrement quand il s'agit d'étudier 
les autres traditions ? 

Il y a d'autres choses que M. Vulliaud ne connaît pas beaucoup mieux que les doctrines de 
l'Extrême-Orient, et qui pourtant auraient dû lui être plus accessibles, ne serait-ce que par le 
fait qu'elles sont occidentales. Ainsi, par exemple, le Rosicrucianisme, sur lequel il paraît n'en 
savoir guère plus long que les historiens « profanes » et « officiels », et dont il semble que 
lui ait échappé le caractère essentiellement hermétique ; il sait seulement qu'il s'agit là de 
quelque chose d'entièrement différent de la Kabbale (l'idée occultiste et moderne d'une 
« Rose-Croix Kabbalistique » est en effet une pure fantaisie), mais, pour appuyer cette 
assertion et ne pas s'en tenir à une simple négation, encore serait-il nécessaire de démontrer 
précisément, que la Kabbale et l'Hermétisme sont deux formes traditionnelles entièrement 
distinctes. 




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Toujours en ce qui concerne le Rosicrucianisme, nous ne pensons pas qu'il soit possible de 
« procurer une petite émotion aux dignitaires de la science classique » en rappelant le fait 
que Descartes a cherché à se mettre en rapport avec les Rose-Croix durant son séjour en 
Allemagne (t. II, p. 235) ; car ce fait est plus que notoire ; mais ce qui est certain, c'est qu'il 
n'a pu y parvenir, et l'esprit même de ces oeuvres, aussi contraire qu'il soit possible à tout 
ésotérisme, est à la fois preuve et l'explication de cet échec. Il est surprenant de voir citer, 
comme l'indice d'une possible affiliation de Descartes à la Fraternité, une dédicace (celle du 
Thésaurus mathematicus) qui est manifestement ironique et où au contraire on sent tout 
le dépit d'un homme qui n'avait pas pu obtenir l'affiliation qu'il avait cherchée. Ce qui est 
encore plus singuliers, ce sont les erreurs de M. Vulliaud en ce qui concerne la Maçonnerie ; 
aussitôt après s'être moqué d'Eliphas Lévi, lequel a en effet accumulé les confusions quand il 
a voulu se mettre à parler de la Kabbale, M. Vulliaud formule lui aussi, en parlant de la 
Maçonnerie, des affirmations qui ne sont pas moins divertissantes. Citons le passage suivant 
destiné à établir qu'il n'y a aucun lien entre la Kabbale et la Maçonnerie : « Il y a une 
remarque à faire sur le fait de limiter la Maçonnerie aux frontières européennes. La 
Maçonnerie est universelle, mondiale. Est-elle également kabbalistique auprès des Chinois et 
des Nègres ? » (t.II, p. 319). Certainement, les sociétés secrètes chinoises et africaines (les 
dernières se rapportent plus spécialement à celles du Congo) n'ont eu aucun rapport avec la 
Kabbale, mais n'en ont pas eu davantage avec la Maçonnerie ; et si celle-çi n'est pas « limité 
aux frontières européennes », c'est uniquement parce que les Européens l'ont introduite 
dans d'autres parties du monde. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Et voici qui n'est pas moins curieux : « Comment s'explique cette anomalie (si on admet que 
la Maçonnerie est d'inspiration kabbalistique) : le Franc-maçon Voltaire, qui n'avait que 
mépris que pour la race juive ? » (p. 324). M. Vulliaud ignore donc que Voltaire ne fut reçu à 
la loge « Les Neufs Soeurs » qu'à titre purement honorifique, et six mois seulement avant sa 
mort ? D'autre part, même s'il avait choisi un meilleur exemple, cela ne prouverait encore 
rien, parce qu'il y a bien des Maçons, nous devrions même dire le plus grand nombre, même 
dans les plus hauts grades, auxquels toute connaissance réelle de la Maçonnerie est 
totalement étrangère (et nous pouvons inclure parmi ceux-ci certains dignitaires du Grand- 
Orient de France que M. Vulliaud, s'en laissant sans doute imposer par leurs titres, cite bien 
à tort comme des autorités). Notre auteur aurait été mieux inspiré en invoquant, à l'appui de 
sa thèse, le fait qu'il existe, en Allemagne et en Suède, des organisations maçonniques dont 
les juifs sont rigoureusement exclus ; il faut croire qu'il n'en savait rien, car il n'y fait pas la 
moindre allusion. Il est fort intéressant d'extraire de la note qui termine le même chapitre (p. 
328) les lignes suivantes : « Diverses personnes pourraient nous reprocher d'avoir raisonné 
comme s'il n'y avait qu'une seule forme de Maçonnerie. Nous n'ignorons pas les anathèmes 
de la Maçonnerie spiritualiste contre le Grand-Orient de France mais, tout bien pesé, nous 
considérons le conflit entre les deux écoles maçonniques comme une querelle de famille. » 




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Nous ferons observer qu'il n'y a pas seulement « deux écoles maçonniques », mais qu'il en 
existe un très grand nombre, que le Grand-Orient de France, comme d'ailleurs celui d'Italie, 
n'est pas reconnu par les autres organisations parce qu'il rejette certains land marks ou 
principes fondamentaux de la Maçonnerie, ce qui constitue après tout, une « querelle » 
assez sérieuse (tandis que, entre les autres « écoles », les divergences sont loin d'être aussi 
profondes). Quant à l'expression de « Maçonnerie spiritualiste » elle ne correspond à rien, 
attendu qu'elle n'est qu'une invention de certains occultistes, de ceux dont M. Vulliaud est, 
en général, moins pressé d'accepter les suggestions. Et, un peu plus loin, nous voyons 
mentionnés comme exemple de « Maçonnerie spiritualiste », le Ku-Klux-Klan, et les 
Orangistes (nous supposons qu'il s'agit du Royal Order of Orange), c'est-à-dire deux 
associations purement protestantes, qui peuvent sans doute compter des Maçons parmi leurs 
membres, mais qui, en elles-mêmes, n'ont pas plus de rapport avec la Maçonnerie que les 
sociétés secrètes du Congo dont nous nous sommes occupé précédemment. Assurément, M. 
Vulliaud a bien le droit d'ignorer toutes ces choses et bien d'autres encore et nous ne 
pensons pas devoir lui en faire grief ; mais encore une fois, qu'est-ce qui l'obligerait à en 
parler, étant donné que ces questions étaient un peu en dehors de son sujet, et que d'autre 
part, sur ce sujet même, il n'a pas eu la prétention d'être absolument complet ? De toute 
façon, s'il y tenait, il aurait eu beaucoup moins de mal à recueillir, au moins sur certains de 
ces points, des informations assez exactes, plutôt que de rechercher une quantité de livres 
rares et inconnus qu'il se complaît à citer avec une certaine ostentation. 




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Par René Guénon. 



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Bien entendu, toutes ces réserves ne nous empêchent pas de reconnaître les mérites 
véritables de l'ouvrage, ni de rendre hommage à l'effort considérable dont il témoigne ; bien 
au contraire, si nous avons tellement insisté sur ses défauts, c'est parce que nous estimons 
que c'est rendre service à un auteur de lui faire des critiques sur des points très précis. 
Maintenant nous devons dire que M. Vulliaud, contrairement aux auteurs modernes qui le 
contestent (et parmi ceux-ci, chose étrange, il y a beaucoup d'Israélites), a très bien établi 
l'antiquité de la Kabbale, son caractère spécifiquement judaïque et strictement orthodoxe ; 
en effet il est de mode, chez les critiques « rationalistes » d'opposer la tradition ésotérique 
au rabbinisme exotérique, comme si ceux-ci n'étaient pas les deux aspects complémentaires 
d'une seule et même doctrine. En même temps, il a détruit un certain nombre de légendes 
trop répandues (par ces mêmes « rationalistes ») et dépourvues de toute base, comme celle 
qui veut rattacher la Kabbale aux doctrines néo-platoniciennes, celle qui attribue le Zohar à 
Moïse de Leon et en fait une oeuvre qui date seulement du XIII eme siècle, celle qui prétend 
faire de Spinoza un kabbaliste, et d'autres encore plus ou moins importantes. De plus il a 
parfaitement établi que la Kabbale n'est pas du tout « panthéiste », comme certains l'ont 
prétendu (sans doute à cause du fait qu'ils croient pouvoir la rattacher aux théories de 
Spinoza, qui sont, elles, vraiment « panthéistes ») ; et c'est très justement qu'il observe 
qu' « on a fait un étrange abus de ce terme », qu'on applique à tort et à travers aux 
conceptions les plus variés, avec la seule intention de « chercher à produire un effet 
d'épouvante » (t. I, p. 429), et aussi, ajouterons-nous, parce qu'on se croit dispensé de 
toute discussion ultérieure. 




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Cette absurde accusation est gratuitement et très fréquemment renouvelée contre toutes les 
doctrines orientales ; mais elle produit toujours son effet sur certains esprits timorés, bien 
que ce mot de « panthéisme », à force d'être utilisé abusivement finisse par ne plus rien 
signaler ; quand donc comprendra-t-on que les dénominations qu'ont inventées les systèmes 
de philosophie moderne ne sont applicables qu'à ceux-ci exclusivement ? M. Vulliaud montre 
encore qu'une prétendue « philosophie mystique » des Juifs, différente de la Kabbale, est 
une chose qui n'a jamais existé en réalité ; mais il a par contre le tort d'utiliser le mot 
« mysticisme » pour qualifier ladite Kabbale. Sans doute cela dépend du sens que l'on donne 
à ce mot, et celui qu'il indique (lequel en ferait à peu près un synonyme de « Gnose » ou 
connaissance transcendante) serait soutenable si on n'avait à se préoccuper que de 
l'étymologie, car il est exact que « mysticisme »et « mystère » ont une même racine (t.I, pp. 
124 et 131 - 132) ; mais enfin il faut bien tenir compte de l'usage établi qui en a modifié et 
restreint considérablement la signification. D'autre part, dans l'un ou dans l'autre de ces 
deux cas, il ne nous est possible d'accepter l'affirmation que « le mysticisme est un système 
philosophique » (p. 126) ; et si la Kabbale prend trop souvent chez M. Vulliaud une 
apparence « philosophique », c'est là une conséquence du point de vue « extérieur » auquel 
il a voulu se tenir. Pour nous la Kabbale est beaucoup plus une métaphysique qu'une 
philosophie, et elle est bien plus initiatique que mystique ; nous aurons d'ailleurs un jour 
l'occasion d'exposer les différences essentielles qui existent entre la voie des initiés et la voie 
des mystiques (lesquelles, notons-le en passant, correspondent respectivement à la « voie 
sèche » et à la « voie humide » des alchimistes). 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Quoi qu'il en soit, les résultats variés que nous avons signalés pourraient être désormais 
considérés comme définitivement acquis si l'incompréhension de quelques prétendus savants 
ne venait toujours remettre tout en question, en se reportant à un point de vue historique 
auquel M. Vulliaud a accordé (nous serions tenté de dire malheureusement, sans pourtant en 
méconnaître l'importance relative) beaucoup trop de place par rapport au point de vue 
proprement doctrinal. Au sujet de ce dernier, nous indiquerons comme plus particulièrement 
intéressants, dans le premier volume les chapitres qui concernent Ensoph et les Sephiroth 
(chap. LX), la Shekinah et Metatron (chap. XIII), bien qu'il eût été souhaitable d'y trouver 
davantage de développements et de précisions, ainsi que dans celui où sont exposés les 
procédés kabbalistiques (chap. V). En effet, nous nous demandons si ceux qui n'ont aucune 
connaissance antérieure de la Kabbale, se trouveront suffisamment éclairés par leur lecture. 

A propos de ce qu'on pourrait appeler les applications de la Kabbale, qui bien que 
secondaires par rapport à la doctrine pure, ne sont sûrement pas à négliger, nous 
mentionnerons dans le deuxième volume les chapitres consacrés au rituel (chap. XIV), ceux 
consacrés aux amulettes (chap. XV), et aux idées messianiques (chap. XVI) ; ils contiennent 
des choses vraiment nouvelles ou du moins assez peu connues ; en particulier, on peut 
trouver dans le chapitre XVI de nombreuses informations sur le côté social et politique qui 
contribue pour une bonne part à donner à la tradition kabbalistique son caractère nettement 
et proprement judaïque. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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Tel qu'il se présente dans son ensemble, l'ouvrage de M. Vulliaud nous semble surtout 
capable de rectifier un grand nombre d'idées fausses, ce qui est certainement quelque chose, 
et même beaucoup, mais ce n'est peut-être pas suffisant pour un ouvrage aussi important et 
qui veut être plus qu'une simple introduction. Si l'auteur en donne un jour une nouvelle 
édition, il serait souhaitable qu'il sépare aussi complètement que possible la partie doctrinale, 
qu'il diminue sensiblement la première partie, et donne davantage d'extension à la seconde, 
même si en agissant ainsi il court le risque de ne plus passer pour le « simple amateur » au 
rôle duquel il a trop voulu se limiter. 

Pour terminer cet examen du livre de M. Vulliaud, nous formulerons encore quelques 
observations au sujet d'une question qui mérite particulièrement l'attention, et qui a un 
certain rapport avec les considérations que nous avons eu déjà l'occasion d'exposer, 
spécialement dans notre étude sur Le Roi du Monde, nous voulons parler de celle qui 
concerne la Shekinah et Metatron. Dans son sens le plus général, la Shekinah est la 
« présence réelle » de la Divinité ; la première chose que nous devons faire remarquer c'est 
que les passages de l'Ecriture où il en est fait spécialement mention sont surtout ceux où il 
est question de l'institution d'un centre spirituel : la construction du Tabernacle, l'édification 
des Temples de Salomon et de Zorababel. Un tel centre, constitué dans des conditions 
régulièrement définies, devait être, en effet, le lieu de la manifestation divine, toujours 
représentée comme une « Lumière » ; 




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Par René Guénon. 



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et, bien que M. Vulliaud nie tout rapport entre la Kabbale et la Maçonnerie (tout en 
reconnaissant cependant que le symbole du « Grand Architecte » est une métaphore 
habituelle aux rabbins), l'expression de « lieu très éclairé et très régulier », que cette 
dernière a conservé, semble bien être un souvenir de l'ancienne science sacerdotale qui 
présidait à la construction des temples, et qui du reste n'était pas particulière aux Juifs. Il est 
inutile que nous abordions ici la théorie des « influences spirituelles » (nous préférons cette 
expression à celle des « bénédictions » pour traduire l'hébreu berakoth, d'autant plus que 
c'est le sens qu'a très nettement conservé en arabe le mot barakah) ; mais même en 
considérant les choses à ce seul point de vue, il serait possible d'expliquer la parole d'Elias 
Levita que M. Vulliaud rapporte : « Les Maîtres de la Kabbale ont à ce sujet de grands 
secrets. » Maintenant la question est d'autant plus complexe que la Shekinah se présente 
sous des aspects multiples ; elle a deux aspect principaux : l'un intérieur et l'autre extérieur 
(t. I, p. 495) ; mais ici, M. Vulliaud aurait pu s'expliquer un peu plus nettement qu'il ne l'a 
fait, d'autant plus que malgré son intention de ne traiter que de la « Kabbale juive », il a 
signalé précisément « les rapports entre les théologies juive et chrétienne à propos de la 
Shekinah » (p. 493). Or justement, il y a dans la tradition chrétienne, une phrase qui 
désigne avec le maximum de clarté les deux aspects dont il parle : Gloria in excelsis Deo, 
et in terra Pax hominibus bonae voluntatis. Les mots Gloria et Pax se réfèrent 
respectivement à l'aspect interne, par rapport au Principe, et à l'aspect extérieur, par rapport 
au monde manifesté ; et si on considère ces deux mots de cette façon, on peut comprendre 
immédiatement pourquoi ils sont prononcés par les Anges (Malakim) pour annoncer la 
naissance du « Dieu avec nous » ou « en nous » (Emmanuel). 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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Il serait aussi possible, pour le premier aspect, de rappeler la théorie des théologiens sur la 
« Lumière de gloire » dans laquelle et par laquelle, s'accomplit la vision béatifique (in 
excelsis) ; et pour le second aspect nous dirons encore que la « Paix » dans son sens 
ésotérique, est indiquée partout comme l'attribut spirituel des centres spirituels établis en ce 
monde (terra). D'autre part le mot arabe Sakinah, qui est de toute évidence identique au 
mot hébreu, se traduit par « Grande Paix », laquelle est l'équivalent exact de la Pax 
Profunda des Rose-Croix, et de cette façon, il serait sans doute possible d'expliquer ce que 
ceux-ci entendaient par le « Temple du Saint-Esprit ». On pourrait de même interpréter 
d'une façon précise un certain nombre de textes évangéliques, d'autant plus que la 
« tradition secrète concernant la Shekinah aurait quelque rapport avec la lumière du 
Messie » (p. 503). Est-ce donc sans intention que M. Vulliaud, donnant cette dernière 
indication, dit qu'il s'agit de la tradition « réservée à ceux qui poursuivent le chemin qui 
mène au Pardes », c'est-à-dire, comme nous l'avons expliqué ailleurs, au Centre spirituel 
suprême ? Ceci nous amène encore à une autre observation ; un peu plus loin il est question 
d'un « mystère relatif au jubilé » (p. 506), lequel se rattache dans un certain sens à l'idée de 
« Paix » et à ce propos on cite ce texte du Zohar (III, 586) : « Le fleuve qui sort de l'Eden 
porte le nom de Jobel, comme celui de Jérémie (XVII, 8) : « Il étendra ses racines vers le 
fleuve », d'où il résulte que l'idée centrale du Jubilé est le retour de toutes choses à leur état 
primitif. » 




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Par René Guénon. 



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Il est clair qu'il s'agit ici du retour à I' « état primordial » envisagé par toutes les traditions et 
dont nous avons eu à nous occuper dans notre étude sur Dante ; et, quand on ajoute que 
« le retour de toutes choses à leur premier état annoncera l'ère messianique » (p. 507), ceux 
qui auront lu cette étude pourront se rappeler ce que nous avons dit au sujet des rapports 
entre le « Paradis terrestre » et la « Jérusalem céleste ». D'autre part ce dont il s'agit ici, 
partout et toujours, dans les phases diverses de la manifestation cyclique, c'est du Pardes, 
le centre de ce monde, que le symbolisme traditionnel de tous les peuples compare au cœur, 
centre de l'être et « résidence divine » (Brahma-pura dans la doctrine hindoue), comme le 
tabernacle qui en est l'image et qui, pour cette raison, est appelé en hébreu mishkan ou 
« habitacle de Dieu » (p. 493), mot qui a la même racine que le mot Shekinah. A un autre 
point de vue, la Shekinah est la synthèse des Sephiroth ; or, dans l'arbre sephirotique, la 
« colonne de droite » est le côté de la Miséricorde, et la « colonne de gauche » est le côté 
de la Rigueur ; nous devons donc retrouver ces deux aspects aussi dans la Shekinah. En 
effet « si l'homme pèche et s'éloigne de la Shekinah, il tombe sous le pouvoir des 
puissances (Sârim) qui dépendent de la Rigueur » (p. 507), et alors la Shekinah est 
appelée « main de la rigueur », ce qui rappelle immédiatement le symbole bien connu de la 
« main de justice ». Mais, au contraire, si l'homme se rapproche de la Shekinah, il se libère, 
et la Shekinah est « la main droite » de Dieu, c'est-à-dire que la « main de justice » devient 
alors la « main bénissante ». Ce sont les mystères de la « Maison de justice » (Beith-Din) 
qui est encore une autre désignation du Centre spirituel suprême ; et il est à peine besoin de 
faire observer que les deux côtés que nous avons considérés sont ceux où se répartissent les 
élus et les damnés dans les représentations chrétiennes du « Jugement dernier ». 




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On pourrait également établir un rapprochement avec les deux voies que les Pythagoriciens 
représentaient par la lettre Y, et qui sous une forme exotérique étaient symbolisées par le 
mythe d'Hercule entre la Vertu et le Vice ; avec les deux portes céleste et infernale, qui, chez 
les Latins, étaient associées au symbolisme de Janus ; avec les deux phases cycliques 
ascendante et descendante qui, chez les Hindous, se rattachaient semblablement au 
symbolisme de Ganesha. Enfin, il est facile de comprendre ainsi ce que signifient 
véritablement des expressions comme celle d' « intention droite » et de « bonne volonté » 
(Pax hominibus bonoe voluntatis, et ceux qui connaissent les nombreux symboles 
auxquels nous avons fait ici allusion, verront que ce n'est pas sans raison que la fête de Noël 
coïncide avec le solstice d'hiver), quand on a soin de laisser de côté toutes les interprétations 
extérieures, philosophiques et morales, qui leur ont été données depuis les stoïciens jusqu'à 
Kant. 

« La Kabbale donne à la Shekinah un parèdre, qui porte des noms identiques aux siens, qui 
possède par conséquent les mêmes caractères » (pp. 496 - 498), et qui a naturellement 
autant d'aspects divers que ladite Shekinah : son nom est Metatron, et ce nom est 
numériquement équivalent à celui de Shaddaï, le « Tout-Puissant » (dont il est dit qu'il est 
le nom du Dieu d'Abraham). L'étymologie du mot Metatron est fort incertaine ; M. Vulliaud 
rapporte à ce propos plusieurs hypothèses, une de celles-ci la fait dériver du chaldaïque 
Mitra qui signifie « pluie », et qui a aussi, par sa racine, un certain rapport avec la 
« lumière ». 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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S'il en est ainsi, d'ailleurs, la ressemblance avec le Mitra hindou et zoroastrien ne constitue 
pas une raison suffisante pour admettre un emprunt du Judaïsme à des doctrines étrangères, 
pas plus que ne constitue un emprunt le rôle attribué à la pluie dans les différentes traditions 
orientales, et à ce propos nous signalerons que la tradition juive parle d'une « rosée de 
lumière » qui émane de I' « Arbre de vie » et par le moyen de laquelle s'effectuera la 
résurrection des morts (p. 99), comme aussi d'une « effusion de rosée » qui représente 
l'influence céleste qui se communique à tous les mondes (p. 465), et qui rappelle 
singulièrement le symbolisme alchimique et rosicrucien. 

« Le terme de Metatron comporte toutes les acceptions de gardien, de Seigneur, d'envoyé, 
de médiateur » (p. 499) ; il est « l'Ange de la Face », et aussi « le Prince du Monde » (Sâr 
ha-ôlam) ; il est « l'auteur des théophanies, des manifestations divines dans le monde 
sensible » (p. 492). Nous dirions volontiers qu'il est le « Pôle céleste » et comme celui-ci a 
son reflet dans le « Pôle terrestre » avec lequel il est en relation directe selon I' « axe du 
monde », n'est-ce pas pour cette raison qu'il est dit que Metatron lui-même fut l'instructeur 
de Moïse ? Citons encore ces lignes : « Son nom est Mikael, le Grand Prêtre qui est 
holocauste et oblation devant Dieu. Et tout ce que les Israélites font sur la terre est accompli 
en conformité avec ce qui arrive dans le monde céleste. Le Grand Pontife ici-bas symbolise 
Mikael, prince de la clémence.. .Dans tous les passages où l'Ecriture parle de l'apparition de 
Mikael, il s'agit de la gloire de la Shekinah » (pp. 500 - 501). 




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Ce qui est dit ici des Israélites peut être dit de tous les peuples qui possèdent une tradition 
véritablement orthodoxe ; à plus forte raison faut-il le dire des représentants de la tradition 
primordiale dont toutes les autres dérivent et à laquelle elles sont toutes subordonnées. 
D'autre part, Metatron n'a pas seulement l'aspect de la Clémence, mais aussi celui de la 
Justice ; dans le monde céleste il n'est pas seulement le « Grand Prêtre » (Kohen ha- 
gadol), mais aussi le « Grand Prince » (Sâr ha-gadol), ce qui revient à dire qu'en lui se 
trouve le principe du pouvoir royal aussi bien que du pouvoir sacerdotal ou pontifical auquel 
correspond proprement la fonction de « médiateur ». Il faut observer également que Melek, 
« roi », et Maleak, « ange » ou « envoyé », ne sont en réalité que deux formes du même et 
unique mot ; de plus, Malaki, « mon envoyé » (c'est-à-dire l'envoyé de Dieu, ou « l'ange 
dans lequel est Dieu », Maleak ha-Elohim) est l'anagramme de Mikael. Il convient 
d'ajouter que, si Mikael s'identifie à Metatron comme nous l'avons vu, il n'en représente 
pourtant qu'un aspect ; à côté de la face lumineuse il y a aussi une face obscure, et nous 
touchons ici à d'autres mystères. En effet il peut sembler étrange que Samuel se nomme 
également Sâr ha-ôlam, et nous nous étonnons quelque peu que M. Vulliaud se soit borné 
à enregistrer se fait sans moindre commentaire (p. 512). C'est ce dernier aspect, et 
seulement celui-ci, qui en un sens inférieur est « le génie de ce monde », le Princeps hujus 
mundi dont il est question dans l'Evangile ; et ce rapport avec Metatron dont il est comme 
l'ombre, justifie l'emploi d'une même désignation d'un double sens, et fait comprendre en 
même temps pourquoi le nombre apocalyptique 666 est aussi un nombre solaire (il est formé 
en particulier du nom Sorath, démon du Soleil, et opposé en tant que tel à l'ange Mikael). 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Du reste M. Vulliaud remarque que selon saint Hippolyte, « le Messie et l'Antéchrist ont tous 
deux pour emblème le lion » (t. II, p. 373), qui est également un symbole solair ; et la 
même observation pourrait être faite pour le serpent et pour beaucoup d'autres symboles. 
Du point de vue kabbalistique, c'est encore des deux faces opposées de Metatron qu'il 
s'agit ; d'une manière plus générale, il y aurait lieu de développer, sur cette question du 
double sens des symboles, toute une théorie qui ne semble pas avoir été encore exposée 
nettement. Nous n'insisterons pas davantage, au moins pour le moment, sur ce côté de la 
question, qui est peut-être un de ceux où l'on rencontre, pour l'expliquer, les plus grandes 
difficultés. 

Mais revenons encore à la Shekinah : celle-ci est représentée dans le monde inférieur par la 
dernière des dix Sephiroth, qui est appelée Malkuth, c'est-à-dire le « Règne », désignation 
qui est assez digne de remarque au point de vue où nous nous plaçons (autant que celle de 
Tsedek, « le Juste », qui en est parfois un synonyme) ; et Malkuth est « le réservoir où 
affluent les eaux qui viennent du fleuve d'en haut, c'est-à-dire toutes les émanations (grâces 
ou influences spirituelles) qu'elle répand en abondance » (t. I, p. 509). Ce « fleuve d'en 
haut » et les eaux qui en découlent nous rappellent étrangement le rôle attribué au fleuve 
céleste Gangâ dans la tradition hindoue, et on pourrait aussi faire observer que la Shakti, 
dont Gangâ est un aspect, ne manque pas d'une certaine analogie avec la Shekinah, ne 
serait-ce qu'en raison de la fonction « providentielle » qui leur et commune. 




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Nous savons bien que l'exclusivisme habituel des conceptions judaïques ne se trouve pas 
très à l'aise avec de tels rapprochements, mais ils n'en sont pas moins réels et, pour nous, 
qui n'avons pas l'habitude de nous laisser influencer par certains préjugés, leur constatation 
présente un très grand intérêt, parce que c'est là une confirmation de l'unité doctrinale 
essentielle qui se dissimule sous l'apparente diversité des formes extérieures. 

Le réservoir des eaux célestes est naturellement identique au centre spirituel de notre 
monde, de là sourdent les quatre fleuves du Pardes, se dirigeant vers les quatre points 
cardinaux. Pour les Hébreux, ce centre spirituel est la colline sainte de Sion, à laquelle ils 
donnent l'appellation de « cœur du monde », et qui devient du cette façon pour eux 
l'équivalent du Méru des Hindous ou de l'Alborj des Perses. « Le Tabernacle de la Sainteté, 
est le Saint des Saints, lequel est le cœur du Temple qui est lui-même le centre de Sion 
(Jérusalem), comme la Sainte Sion est le centre de la Terre d'Israël , comme la Terre d'Israël 
est le centre du monde » (p. 509). 

C'est aussi de cette manière que Dante présente Jérusalem comme le « pôle spirituel », ainsi 
que nous avons eu l'occasion de l'expliquer ; mais quand on sort du point de vue proprement 
judaïque, ceci devient surtout symbolique et ne constitue plus une localisation au sens strict 
de ce mot. Tous les centres spirituels secondaires, constitués en vue des différentes 
adaptations de la tradition primordiale à des conditions déterminées, sont des images du 
centre suprême ; Sion peut n'être en réalité qu'un de ces centres secondaires, et il peut 
malgré cela s'identifier symboliquement au centre suprême en vertu de cette analogie, et ce 
que nous avons déjà dit ailleurs à propos de la « Terre Sainte », qui n'est pas seulement la 
Terre d'Israël, permettra de le comprendre plus facilement. 




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Une autre expression très remarquable, comme synonyme de « Terre Sainte », est celle de 
« Terre des Vivants » ; il est dit que « la Terre des Vivants comprend sept terres », et M. 
Vulliaud remarque à ce propos que « cette terre est chanaan dans laquelle il y avait sept 
peuples » (t. II, p. 116). 

Sans doute, ceci est exact au sens littéral ; mais symboliquement, ces sept terres ne 
correspondraient-elles pas aux sept dwîpas qui, selon la tradition hindoue ont le Mêru our 
centre commun ? Et, s'il en est ainsi, quand les mondes anciens ou les créations antérieures 
à la nôtre sont représentés par les « sept rois d'Edom » (le nombre se trouve ici en rapport 
avec les sept « jours » de la Genèse), n'y a-t-il pas là une ressemblance, trop fortement 
accentuée pour être accidentelle, avec les ères des sept Manus comptées depuis le début 
du Kalpa jusqu'à l'époque actuelle ? Nous ne donnons ces quelques réflexions que comme 
un exemple des conséquences qu'il est possible de tirer des données contenues dans 
l'ouvrage de M. Vulliaud ; malheureusement il est fort à craindre que la plus grande partie 
des lecteurs ne puisse s'en apercevoir et en tirer les conséquences par leurs propres moyens. 
Mais faisant suivre ainsi la partie critique de notre exposition d'une partie doctrinale, nous 
avons fait un peu, dans les limites auxquelles nous avons dû forcément nous borner, ce que 
nous aurions souhaité trouver chez M. Vulliaud lui-même. 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
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Le Siphra di-Tzeniutha 

M. Paul Vulliaud vient de donner, comme début d'une série de « textes fondamentaux de la 
Kabbale », une traduction du Siphra di-Tzeniutha, précédée d'une longue introduction, 
beaucoup plus longue que la traduction elle-même, et même que les traductions, car il y a 
en réalité, dans ce volume, deux versions successives du texte, l'une littérale et l'autre 
paraphrasée. Cette introduction paraît destinée surtout à montrer que, même après le 
Zohar de Jean de Pauly, un tel travail était loin d'être inutile ; aussi la plus grande partie en 
est-elle consacrée à un historique détaillé de ladite traduction française du Zohar, historique 
contenant, semble-t-il, à peu près tout ce qu'il est possible de savoir de la vie du traducteur 
lui-même, personnage véritablement fort énigmatique, et dont les origines ne sont pas 
encore définitivement éclaircies. Toute cette histoire est fort curieuse, et il n'est pas 
indifférent, pour expliquer les lacunes et les imperfections de cette oeuvre, de savoir dans 
quelles conditions elle fut réalisée et quelles étranges difficultés eut l'éditeur avec le 
malheureux Jean de Pauly, quelque peu atteint de la manie de la persécution. 




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Pourtant, nous nous permettrons de trouver que ces détails tiennent ici une trop grande 
place ; pour un peu, en les lisant, on se prendrait à regretter que M. Vulliaud ne se soit pas 
consacré à ce qu'on peut appeler les petits côtés de l'histoire, car il y eût sûrement apporté 
une verve peu ordinaire ; mais les études kabbalistiques y auraient grandement perdu. 

Sur l'état présent de ces études, la même introduction contient des considérations générales 
au cours desquelles M. Vulliaud s'attaque, comme il sait le faire, aux « Docteurs », c'est-à- 
dire aux « officiels », à qui il avait déjà dit de dures vérités dans sa Kabbale juive, puis à un 
Père jésuite, le P. Bonsirven, que certains, paraît-il, s'efforcent actuellement de présenter 
comme une autorité incomparable en matière de Judaïsme. Cette discussion est l'occasion 
d'un certain nombre de remarques fort intéressantes, notamment sur les procédés des 
Kabbalistes et sur la façon, jugée « stupéfiante » par les critiques, dont ils citent les textes 
scripturaires ; et M. Vulliaud ajoute à ce propos : « L' exégèse contemporaine s'est montrée 
incapable, notamment, d'analyser convenablement les « citations » des Evangiles, parce 
qu'elles s'est résolue à ignorer les procédés de l'herméneutique juive ; il faut se transporter 
en Palestine, puisque l'œuvre évangélique s'est élaborée dans cette contrée. » Ceci semble 
s'accorder, en tendance tout au moins, avec les travaux d'un autre Père jésuite, le P. Marcel 
Jousse ; et il est dommage que celui-ci ne soit pas mentionné, car il eût été piquant de le 
mettre ainsi en face de son confrère... D'autre part, M. Vulliaud signale très justement que 
les Catholiques qui tournent en dérision les formules magiques, ou soi-disant-elles, 
contenues dans les ouvrages kabbalistiques, et qui se hâtent de les qualifier de 
« superstitieuse », devraient bien prendre garde que leurs propres rituels sont remplis de 
choses du même genre. 




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De même en ce qui concerne l'accusation d' « érotisme » et d' « obsénité » portée contre un 
certain genre de symbolisme : « Les critiques qui appartiennent au Catholicisme devraient 
réfléchir, avant de joindre leur voix à celle des Juifs et des Protestants rationalistes, que la 
théologie catholique est susceptible, comme la Kabbale, d'être aisément tournée en dérision 
à propos de ce qui nous occupe. » Il est bon que ces choses soient dites par un écrivain qui 
fait lui-même profession de Catholicisme ; et, tout spécialement, certains antijuifs et 
antimaçons fanatiques devraient bien faire leur profit de cette excellente leçon. 

Il y aurait encore bien d'autres choses à signaler dans l'introduction, notamment sur 
l'interprétation chrétienne du Zohar : M. Vulliaud fait de justes réserves sur certains 
rapprochements plutôt forcés établis par Drach et acceptés par Jean de Pauly. Il revient 
aussi sur la question de l'antiquité du Zohar, que les adversaires de la Kabbale s'acharnent à 
contester avec de bien mauvaises raisons. Mais il y a autre chose que nous nous faisons un 
plaisir de souligner : M. Vulliaud déclare que, « pour traduire convenablement certains 
passages essentiels, il était nécessaire d'être initié aux mystères de l'Esotérisme juif », et 
que « Pauly a abordé la version du Zohar sans posséder cette initiation » ; plus loin, il note 
que l'Evangile de saint Jean, aussi bien que l'Apocalypse, « s'adressait à des initiés » ; et 
nous pourrions relever encore d'autres phrases similaires. 




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Il y a donc, chez M. Vulliaud, un certain changement d'attitude dont nous ne pouvons que le 
féliciter, car, jusqu'ici, il semblait éprouver un étrange scrupule à prononcer le mot 
« initiation », ou du moins, s'il le faisait, ce n'était guère que pour se moquer de certains 
« initiés » qu'il aurait dû, pour éviter toute confusion fâcheuse, qualifier plutôt de « pseudo- 
initiés ». Ce qu'il écrit maintenant est l'exacte vérité : c'est bien d' « initiation » qu'il s'agit, 
au sens propre du mot, en ce qui concerne la Kabbale aussi bien que tout autre ésotérisme 
vraiment digne de ce nom ; et nous devons ajouter que cela va beaucoup plus loin que le 
déchiffrement d'une sorte de cryptographie, qui est ce que M. Vulliaud semble avoir surtout 
en vue quand il parle comme nous venons de le voir. Cela existe aussi sans doute, mais ce 
n'est là encore qu'une question de forme extérieure, qui est d'ailleurs loin d'être négligeable, 
puisqu'il faut passer par là pour arriver à la compréhension de la doctrine ; mais il ne 
faudrait pas confondre les moyens avec la fin, ni les mettre sur le même plan que celle-ci. 

Quoi qu'il en soit, il est bien certain que les Kabbalistes peuvent, le plus souvent, parler en 
réalité de tout autre chose que de ce dont ils semblent parler ; et ces procédés ne leur sont 
pas particuliers, loin de là, car on les trouve aussi au moyen âge occidental ; nous avons eu 
l'occasion de le voir au sujet de Dante et des « Fidèles d'Amour », et nous en avons indiqué 
alors les principales raisons, qui ne sont pas toutes de simple prudence comme les 
« profanes » peuvent être tentés de le supposer. La même chose existe aussi dans 
l'ésotérisme islamique, et développée à un point que personne, croyons-nous, ne peut 
soupçonner dans le monde occidental ; la langue arabe, aussi bien que la langue hébraïque, 
s'y prête d'ailleurs admirablement. 




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Par René Guénon. 



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Ici, on ne trouve pas seulement ce symbolisme, le plus habituel, que M. Luigi Valli, dans 
l'ouvrage dont nous avons parlé, a montré être commun aux Soufis et aux « Fidèles 
d'Amour » ; il y a beaucoup mieux encore : est-il concevable, pour des esprits occidentaux, 
qu'un simple traité de grammaire, ou de géographie, voire même de commerce, possède en 
même temps un autre sens qui en fait un ouvrage initiatique de haute portée ? Cela est 
pourtant, et ce ne sont pas là des exemples donnés au hasard ; ces trois cas sont ceux de 
livres qui existent très réellement et que nous avons actuellement entre les mains. 

Ceci nous amène à formuler une légère critique en ce qui concerne la traduction de M. 
Vulliaud donne du titre même du Siphra di-Tzeniutha : il écrit « Livre Secret », et non 
« Livre du Secret » et les raisons qu'il en donne nous paraissent peu concluantes. Il est 
assurément puéril de s'imaginer, comme l'ont fait certains, que « ce titre rappelait la fuite de 
Siméon ben Yohaï, pendant le temps de laquelle ce rabbi aurait composé en secret cet 
opuscule » ; mais ce n'est point là ce que veut dire « Livre du Secret », qui a en réalité une 
signification beaucoup plus haute et plus profonde que celle de « Livre Secret ». Nous 
entendons ici faire allusion au rôle important que joue dans certaines traditions initiatiques, 
celles-là mêmes qui nous occupent présentement, la notion d'un « secret » (en hébreu sôd, 
en arabe sirr) qui n'a rien à voir avec la discrétion ou la dissimulation, mais qui est tel par la 
nature même des choses ; devons-nous rappeler à ce propos que l'Eglise chrétienne elle- 
même, dans ses premiers temps, avait une « discipline du secret », et que le mot 
« mystère », dans son sens originel, désigne proprement l'inexprimable ? 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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Quant à la traduction elle-même, nous avons dit qu'il y avait deux versions, et elles ne font 
pas double emploi, car la version littérale, si utile qu'elle soit pour ceux qui veulent se 
reporter au texte et le suivre de près, est souvent inintelligible. Il en est d'ailleurs toujours 
ainsi, comme nous l'avons dit en bien des occasions, lorsqu'il s'agit des Livres sacrés ou des 
autres écrits traditionnels, et, si une traduction devait être nécessairement un « mot à mot » 
à la façon scolaire et universitaire, on devrait les déclarer véritablement intraduisibles. En 
réalité, pour nous qui nous plaçons à un tout autre point de vue que celui des linguistes, 
c'est la version paraphrasée et commentée qui constitue le sens du texte et qui permet de le 
comprendre, là où la version littérale fait parfois l'effet d'une sorte de « logogriphe », comme 
le dit M. Vulliaud, ou de divagation incohérente. Nous regrettons seulement que le 
commentaire ne soit pas plus étendu et plus explicite ; les notes, quoique nombreuses et fort 
intéressantes, ne sont pas toujours suffisamment « éclairantes », si l'on peut dire, et il est à 
craindre qu'elles ne puissent être comprises de ceux qui n'auraient pas déjà de la Kabbale 
une connaissance plus qu'élémentaire ; mais sans doute faut-il attendre la suite de ces 
« textes fondamentaux », qui, espèrons-le, complétera heureusement ce premier volume. M. 
Vulliaud nous doit et se doit à lui-même de donner maintenant un travail similaire en ce qui 
concerne l'Iddra Rabba et llddra Zuta, qui, avec le Siphra di-Tzeniutha, comme il le dit, 
loin d'être simplement « des annexes ou des appendices » du Zohar, « en sont, au contraire, 
les parties centrales », celles qui renferment en quelque sorte, sous la forme la plus 
concentrée, tout l'essentiel de la doctrine. 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



Comptes rendus 

MARCEL BULARD : Le Scorpion, symbole du peuple juif dans l’art 
religieux des XI V ème , XV ème , XVI ème siècles. (E. de Boccard, Paris) 

L’auteur, parti de l’examen de peintures de la chapelle Saint-Sébastien de Lans-le- 
Villard, en Savoie, a rassemblé tous les documents similaires qu’il a pu découvrir, et 
il en fait une étude très détaillée, accompagnée de nombreuses reproductions. Il 
s’agit de figurations du scorpion, soit, sur l’étendard porté par la Synagogue 
personnifiée, soit plus fréquemment, dans la représentation de certaines scènes de 
la Passion ; dans ce dernier cas, l’étendard au scorpion est généralement associé à 
des étendards portant d’autres emblèmes et surtout les lettre S P Q R, 
manifestement pour indiquer à la fois la participation des Juifs et celle des Romains ; 
chose assez curieuse et qui semble avoir échappé à l’auteur, on pourrait remarquer 
aussi que ces mêmes lettres, disposées dans un autre ordre (S Q R P), évoquent 
phonétiquement le nom même du scorpion. Quant à l’interprétation de ce symbole, 
l’auteur, s’appuyant sur les « Bestiaires », ainsi que sur la poésie dramatique de la fin 
du moyen âge, montre qu’il signifie surtout fausseté et perfidie ; 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



il remarque d’ailleurs, ce qui est tout à fait juste, que, à l’époque dont il s’agit, le 
symbolisme, de « dogmatique » qu’il était précédemment, était devenu 
principalement « moral », ce qui revient en somme à dire qu’il était bien près de 
dégénérer en simple « allégorie », conséquence directe et inévitable de 
l’affaiblissement de l’esprit traditionnel. Quoi qu’il en soit, nous pensons cependant 
que, originairement tout au moins, il a dû y avoir là autre chose encore, peut-être une 
allusion au signe zodiacal du Scorpion, auquel est attachée l’idée de la mort ; nous 
pouvons d’ailleurs noter à ce propos que, sans une telle allusion, le passage même 
de l’Evangile où le scorpion est mis en opposition avec l’œuf ( Saint Luc, XI, 11-12) 
demeure parfaitement incompréhensible. Un autre point intéressant et énigmatique 
est l’attribution de symboles communs, notamment le scorpion et le basilic, à la 
Synagogue et à la Dialectique ; ici, les explications envisagées, telles que la 
réputation d’habilité dialectique qu’avaient les Juifs, nous paraissent vraiment 
insuffisantes pour rendre compte d’une telle association ; et nous ne pouvons nous 
empêcher de penser à une tradition d’après laquelle les œuvres d’Aristote, considéré 
comme le maître de la Dialectique, renfermeraient un sens caché qui ne pourra être 
pénétré et appliqué que par l’Antéchrist, lequel, d’autre part, est dit devoir être de 
descendance juive ; ne semble-t-il pas qu’il pourrait y avoir quelque chose à chercher 
de ce côté ? 




Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



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SIR CHARLES MARSTON : La Bible a dit vrai. Version française de Luce 
Clarence. (Librairie Plon, Paris.) 

Ce livre contient avant tout, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une excellente critique de la 
« critique » biblique, faisant parfaitement ressortir tout ce qu'il y a de partial dans ses 
méthodes et d'erroné dans ses conclusions. Il semble d'ailleurs que la position de cette 
« critique », qui se croyait si sûre d'elle-même, soit aujourd'hui sérieusement compromise 
aux yeux de beaucoup, car toutes les découvertes archéologiques récentes ne font que lui 
apporter des démentis ; peut-être est-ce la première fois que de telles découvertes servent 
enfin à quelque chose dont la portée dépasse celle de la simple érudition. ..Il va sans dire, 
d'ailleurs, que ceux qui savent vraiment ce qu'est la tradition n'ont jamais eu nul besoin de 
ce genre de preuves ; mais on doit reconnaître que, se basant sur des faits en quelque sorte 
« matériels » et tangibles, elles sont particulièrement propres à toucher l'esprit moderne, qui 
n'est sensible qu'aux choses de cet ordre. Nous noterons spécialement que les résultats 
acquis vont directement à l'encontre de toutes les théories « évolutionnistes », et qu'ils 
montrent le « monothéisme » aux origines mêmes, et non point comme l'aboutissement 
d'une longue élaboration à partir d'un soi-disant « animisme » primitif. Un autre point 
intéressant est la preuve de l'existence de l'écriture alphabétique à l'époque de Moïse et 
même antérieurement ; et des textes presque contemporains de celui-ci décrivent des rites 
semblables à ceux du Pentateuque, que les « critiques prétendaient être d'institution 
« tardive » ; 




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Formes traditionnelles et cycles cosmiques. 
Par René Guénon. 



enfin, de nombreux faits historiques rapportés dans la Bible, et dont l'authenticité était 
contestée, se trouvent dès maintenant entièrement confirmés. Bien entendu, il reste encore, 
à côté de cela, beaucoup de points plus ou moins douteux ; et ce qui nous paraît à craindre, 
c'est qu'on ne veuille aller trop loin dans le sens d'un « littéralisme » étroit et exclusif qui, 
quoi qu'on en puisse dire n'a absolument rien de traditionnel au vrai sens de ce mot. Il est 
contestable qu'on puisse parler de « chronologie biblique » quand on remonte au-delà de 
Moïse ; l'époque d'Abraham pourrait être plus reculée qu'on ne le suppose ; et, pour ce qui 
est du Déluge, la date qu'on veut lui assigner obligerait à en réduire l'importance à celle 
d'une catastrophe locale et très secondaire, comparable aux déluges de Deucalion et 
d'Ogygès. Il faudrait aussi, quand il s'agit des origines de l'humanité, se méfier de l'obsession 
du Caucase et de la Mésopotamie, qui, elle non plus, n'a rien de traditionnel, et qui est née 
uniquement d'interprétations formulées lorsque certaines choses n'étaient déjà plus 
comprises dans leur véritable sens. Nous ne pouvons guère nous arrêter ici sur certains 
points plus particuliers ; signalons cependant ceci : comment, tout en reconnaissant que 
« Melchisédek a été tenu pour un personnage très mystérieux » dans toute la tradition, peut- 
on s'efforcer d'en faire tout simplement le roi d'une petite ville quelconque, qui d'ailleurs ne 
s'appelait pas Salem, mais Jébus ? Et encore, si l'on veut situer le pays de Madian au-delà du 
golfe d'Akabah, que fait-on de la tradition suivant laquelle l'emplacement du Buisson ardent 
se trouve dans la crypte du monastère de Sainte-Catherine, au pied même du Sinaï ? 




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Mais, bien entendu, tout cela ne diminue en rien la valeur des découvertes réellement 
importantes, qui iront sans doute encore en se multipliant, d'autant plus que leur début ne 
remonte en somme qu'à une dizaine d'années ; et nous ne pouvons que conseiller la lecture 
de cet exposé clair et consciencieux à tous ceux qui souhaitent de trouver des arguments 
contre la « critique » destructive et antitraditionnelle. Nous sommes seulement obligé, pour 
terminer, de formuler une « mise en garde » à un autre point de vue : l'auteur semble 
compter sur la « métapsychique » moderne pour expliquer ou tout au moins pour faire 
admettre les miracles, le don de prophéties, et en général les rapports avec ce qu'il appelle 
assez malencontreusement I' « Invisible » (un mot dont les occultistes de toute catégorie 
n'ont que trop usé et abusé) ; il n'est d'ailleurs pas seul dans ce cas, et nous avons constaté 
récemment d'autres exemples d'une semblable tendance ; c'est là une fâcheuse illusion, et il 
y a même de ce côté un danger d'autant plus grand qu'on en a moins conscience ; il ne 
faudrait pas oublier que les « ruses diaboliques » prennent toutes les formes, suivant les 
circonstances, et témoignent de ressources presque inépuisables ! 




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La Tradition hermétique 

Sous ce titre : La Tradizione Ermetica nei suoi Simboli, nella sua Dottrina e nella 
sua « Ars Regia » 1 , M. J. Evola vient de publier un ouvrage intéressant à bien des égards, 
mais qui montre une fois de plus, s'il en était besoin, l'opportunité de ce que nous avons 
écrit récemment sur les rapports de l'initiation sacerdotale et de l'initiation royale . 2 Nous y 
retrouvons en effet cette affirmation de l'indépendance de la seconde, à laquelle l'auteur 
veut précisément rattacher l'hermétisme, et cette idée de deux types traditionnels distincts, 
voire même irréductibles, l'un contemplatif et l'autre actif, qui seraient, d'une façon générale, 
respectivement caractéristique de l'Orient et de l'Occident. Aussi devons-nous faire certaines 
réserves sur l'interprétation qui est donnée du symbolisme hermétique, dans la mesure où 
elle est influencée par une telle conception, quoique, par ailleurs, elle montre bien que la 
véritable alchimie est d'ordre spirituel et non matériel, ce qui est l'exacte vérité et une vérité 
trop souvent méconnue ou ignorée des modernes qui ont la prétention de traiter ces 
questions. 



1 I vol. in-8°, G. Laterza, Bari, 1931. Cet ouvrage a paru depuis lors en traduction française. 

2 Cf. Aperçus sur l'initiation, chap. XL. 




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Nous profiterons de cette occasion pour préciser encore quelques notions importantes, et 
tout d'abord la signification qu'il convient d'attribuer au mot « hermétisme » lui-même, que 
certains de nos contemporains nous paraissent employer quelque peu à tort et à travers. Ce 
mot indique qu'il s'agit essentiellement d'une tradition d'origine égyptienne, revêtue par la 
suite d'une forme hellénisée, sans doute à l'époque alexandrine, et transmise sous cette 
forme, au moyen-âge, à la fois au monde islamique et au monde chrétien, et, ajouterons- 
nous, au second en grande partie par l'intermédiaire du premier, comme le prouvent les 
nombreux termes arabes ou arabisés adoptés par les hermétistes européens, à commencer 
par le mot même d'« alchimie » (el-Kimia ). 1 Il serait donc tout à fait illégitime d'étendre 
cette désignation à d'autres formes traditionnelles, tout autant qu'il le serait par exemple, 
d'appeler « Kabbale » autre chose que l'ésotérisme hébraïque ; ce n'est pas, bien entendu, 
qu'il n'en existe pas d'équivalent ailleurs, et il en existe même si bien que cette science 
traditionnelle qu'est l'alchimie a son exacte correspondance dans des doctrines comme celles 
de l'Inde, du Thibet et de la Chine, bien qu'avec des modes d'expression et des méthodes de 
réalisation naturellement assez différents ; mais dès lors qu'on prononce le nom 
d' « hermétisme », on spécifie par là une forme nettement déterminée, dont la provenance 
ne peut être que gréco-égyptienne. 



1 Ce mot est arabe dans sa forme, mais non dans sa racine ; il dérive vraisemblablement du nom de 
Kémi ou « Terre noire » donné à l'ancienne Egypte. 




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En effet, la doctrine ainsi désignée est par là même rapportée à Hermès, en tant que celui- 
ci était considéré par les Grecs comme identique au Thot égyptien ; et nous ferons 
remarquer tout de suite que ceci va à contre la thèse de M. Evola, en présentant cette 
doctrine comme essentiellement dérivée d'un enseignement sacerdotal, car Thot, dans son 
rôle de conservateur et de transmetteur de la tradition, n'est pas autre chose que la 
représentation même de l'antique sacerdoce égyptien, ou plutôt, pour parler plus 
exactement, du principe d'inspiration dont celui-ci tenait son autorité et au nom duquel il 
formulait et communiquait la connaissance initiatique. 

Maintenant une question se pose ; ce qui s'est maintenu sous ce nom d' « hermétisme » 
constitue-t-il une doctrine traditionnelle complète ? La réponse ne peut être que négative, 
car il ne s'agit strictement que d'une connaissance d'ordre non pas métaphysique, mais 
seulement cosmologique (en l'entendant d'ailleurs dans sa double application 
« macrocosmique » et « microcosmique »). Il n'est donc pas admissible que l'hermétisme, au 
sens que ce mot a pris dès l'époque alexandrine et gardé constamment depuis lors, 
représente l'intégralité de la tradition égyptienne ; bien que, dans celle-ci, le point de vue 
cosmologique semble avoir été particulièrement développé, et qu'il soit en tout cas ce qu'il y 
a de plus apparent dans tous les vestiges qui en subsistent, qu'il s'agisse de textes ou de 
monuments, il ne faut pas oublier qu'il ne peut jamais être qu'un point de vue secondaire et 
contingent, une application de la doctrine à la connaissance de ce que nous pouvons appeler 
le « monde intermédiaire ». 




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Il serait intéressant, mais sans doute assez difficile, de rechercher comment cette partie de 
la tradition égyptienne a pu se trouver en quelque sorte isolée et se conserver d'une façon 
apparemment indépendante, puis s'incorporer à l'ésotérisme islamique et à l'ésotérisme 
chrétien du moyen âge (ce que n'aurait pu faire une doctrine complète, au point de devenir 
véritablement partie intégrante de l'un et de l'autre, et de leur fournir tout un symbolisme 
qui, par une transposition convenable, a pu même y servir parfois de véhicule à des vérités 
d'un ordre plus élevé. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans ces considérations historiques fort 
complexes ; mais, quoi qu'il en soit, nous devons dire que le caractère proprement 
cosmologique de l'hermétisme, s'il ne justifie pas la conception de M. Evola, l'explique du 
moins dans une certaine mesure, car les sciences de cet ordre sont effectivement celles qui, 
dans toutes les civilisations traditionnelles ont été surtout l'apanage des Kshatriyas ou de 
leurs équivalents, tandis que la métaphysique pure était celui des Brâhmanes. C'est pourquoi, 
par un effet de la révolte des Kshatriyas contre l'autorité spirituelle des Brâhmanes, on a pu 
voir se constituer parfois des courants traditionnels incomplets, réduits à ces seules sciences 
séparées de leur principe, et même déviés dans le sens « naturaliste », par négation de la 
métaphysique et méconnaissance du caractère subordonné de la science « physique », aussi 
bien (les deux choses se tenant étroitement) que de l'origine sacerdotale de tout 
enseignement initiatique, même plus particulièrement destiné à l'usage des Kshatriyas, ainsi 
que nous l'avons expliqué en diverses occasions . 1 



1 Voir notamment Autorité spirituelle et pouvoir temporel. 




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Ce n'est pas à dire, assurément, que l'hermétisme constitue en lui-même une telle déviation 
ou qu'il implique essentiellement quelque chose d'illégitime (ce qui aurait rendu impossible 
son incorporation à des formes traditionnelles orthodoxes) ; mais il faut bien reconnaître qu'il 
peut s'y prêter assez aisément par sa nature même, et c'est là, plus généralement, le danger 
de toutes les sciences traditionnelles, lorsqu'elles sont cultivées en quelque sorte pour elles- 
mêmes, ce qui expose à perdre de vue leur rattachement à l'ordre principal. L'alchimie, qu'on 
pourrait définir comme étant pour ainsi dire la « technique » de l'hermétisme, est bien 
réellement un « art royal », si l'on entend par là un mode d'initiation plus spécialement 
approprié à la nature des Kshatriyas ; mais cela même marque sa place exacte dans 
l'ensemble d'une tradition régulièrement constituée, et, en outre, il ne faut pas confondre les 
moyens de réalisation initiatique, quels qu'ils puissent être, avec son but final, qui est 
toujours de connaissance pure. 

Un autre point qui nous paraît contestable dans la thèse de M. Evola, c'est l'assimilation qu'il 
tend presque constamment à établir entre l'hermétisme et la « magie » ; il est vrai qu'il 
semble prendre celle-ci dans un sens assez différent de celui où on l'entend d'ordinaire, mais 
nous craignons fort que cela même ne puisse que provoquer des confusions plutôt fâcheuses. 
Inévitablement, en effet, dès qu'on parle de « magie », on pense à une science destinée à 
produire des phénomènes plus ou moins extraordinaires notamment (mais non 
exclusivement) dans l'ordre sensible ; quelle qu'ait pu être l'origine du mot, cette 
signification lui est devenue tellement inhérente qu'il convient de la lui laisser. 




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Ce n'est alors que la plus inférieure de toutes les applications de la connaissance 
traditionnelle, nous pourrions même dire la plus méprisée, dont l'exercice est abandonné à 
ceux que leurs limitations individuelles rendent incapables de développer d'autres 
possibilités ; nous ne voyons nul avantage à en évoquer l'idée quand il s'agit en réalité de 
choses qui, même encore contingentes, sont tout de même notablement plus hautes ; et, si 
ce n'est là qu'une question de terminologie, il faut convenir qu'elle a pourtant son 
importance. Du reste, il se peut qu'il y ait là quelque chose de plus : ce mot de « magie » 
exerce sur certains, à notre époque, une étrange fascination, et, comme nous l'avons déjà 
noté dans le précédent article auquel nous faisions allusion au début, la prépondérance 
accordée à tel point de vue, ne serait-ce même qu'en intention, est encore liée à l'altération 
des sciences traditionnelles séparées de leur principe métaphysique, c'est sans doute là 
l'écueil auquel se heurte toute tentative de reconstitution de telles sciences, si l'on ne 
commence par ce qui est véritablement le commencement sous tous les rapports, c'est-à- 
dire par le principe même, qui est aussi la fin en vue de quoi tout le reste doit être 
normalement ordonné. 

Par contre, où nous sommes entièrement d'accord avec M. Evola, et où nous voyons même 
le plus grand mérite dans son livre, c'est quand il insiste sur la nature purement spirituelle et 
« intérieure » de la véritable alchimie, qui n'a absolument rien à voir avec les opérations 
matérielles d'une « chimie » quelconque, au sens naturel de ce mot ; presque tous les 
modernes se sont étrangement mépris là-dessus, aussi bien ceux qui ont voulu se poser en 
défenseurs de l'alchimie que ceux qui se sont faits ses détracteurs. 




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Il est pourtant facile de voir en quels termes les anciens hermétistes parlent des 
« souffleurs » et « « brûleurs de charbon », en lesquels il faut reconnaître les véritables 
précurseurs des chimistes actuels, si peu flatteur que ce soit pour ces derniers ; et, au 
XVIII eme siècle encore, un alchimiste comme Pernéty ne manque de souligner la différence 
de la « philosophie hermétique » et de la « chymie vulgaire ». Ainsi, ce qui a donné 
naissance à la chimie moderne, ce n'est point l'alchimie, avec laquelle elle n'a en somme 
aucun rapport (pas plus que n'en a d'ailleurs I' « hyperchimie » imaginée par quelques 
occultistes contemporains) ; c'en est seulement une déformation ou une déviation, issue de 
l'incompréhension de ceux qui, incapables de pénétrer le vrai sens des symboles, prirent tout 
à la lettre et, croyant qu'il ne s'agissait en tout cela que d'opérations matérielles, se 
lancèrent dans une expérimentation plus ou moins désordonnée. Dans le monde arabe 
également, l'alchimie matérielle a toujours été fort peu considérée, parfois même assimilée à 
une sorte de sorcellerie, tandis qu'on y tenait fort à l'honneur l'alchimie spirituelle, la seule 
véritable, souvent désignée sous le nom de Kimia es-saâdah ou « alchimie de la félicité ». 1 

Ce n'est pas à dire, d'ailleurs, qu'il faille nier pour cela la possibilité des transmutations 
métalliques, qui représentent l'alchimie aux yeux du vulgaire ; mais il ne faut pas confondre 
des choses qui sont d'ordre tout différent, et on ne voit même pas, « a priori », pourquoi de 
telles transmutations ne pourraient pas être réalisées par des procédés relevant simplement 
de la chimie profane (et, au fond, I' « hyperchimie » à laquelle nous faisions allusion tout à 
l'heure n'est pas autre chose que cela). 



1 II existe un traité d'El-Ghazâli qui porte ce titre. 




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Il y a pourtant un autre aspect de la question, que M. Evola signale très justement : l'être 
qui est arrivé à la réalisation de certains états intérieurs peut, en vertu de la relation 
analogique du « microcosme » avec le « macrocosme », produire extérieurement des effets 
correspondants ; il est donc admissible que celui qui est parvenu à un certain degré dans la 
pratique de l'alchimie spirituelle soit capable par là même d'accomplir des transmutations 
métalliques, mais cela à titre de conséquence tout accidentelle, et sans recourir à aucun des 
procédés de la pseudo-alchimie matérielle, mais uniquement par une sorte de projection au- 
dehors des énergies qu'il porte en lui-même. Il y a ici une différence comparable à celle qui 
sépare la « théurgie » ou l'action des « influences spirituelles » de la magie et même de la 
sorcellerie : si les effets apparents sont parfois les mêmes de part et d'autre, les causes qui 
les provoquent sont totalement différentes. Nous ajouterons d'ailleurs que ceux qui 
possèdent réellement de tels pouvoirs n'en font généralement aucun usage, du moins en 
dehors de certaines circonstances très particulières où leur exercice se trouve légitimé par 
d'autres considérations. Quoi qu'il en soit, ce qu'il ne faut jamais perdre de vue, et ce qui est 
à la base même de tout enseignement véritablement initiatique, c'est que toute réalisation 
digne de ce nom est d'ordre essentiellement intérieur, même si elle est susceptible d'avoir 
des répercussions à l'extérieur ; l'homme ne peut en trouver les principes et les moyens 
qu'en lui-même, et il le peut parce qu'il porte en lui la correspondance de tout ce qui existe : 
el-insânu ramzul-wujûd, « l'homme est un symbole de l'Existence universelle » ; 




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et, s'il parvient à pénétrer jusqu'au centre de son propre être, il atteint par là même la 
connaissance totale, avec tout ce qu'elle implique par surcroît : man yaraf nafsahu yaraf 
Rabbahu, « celui qui connaît son Soi connaît son Seigneur » et il connaît alors toutes 
choses dans la suprême unité du Principe même, hors duquel il n'est rien qui puisse avoir le 
moindre degré de réalité. 




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Hermès 

En parlant de la tradition hermétique précédemment, nous disions que celle-ci se réfère 
proprement à une connaissance d'ordre non pas métaphysique, mais seulement 
cosmologique, en l'entendant d'ailleurs dans sa double application « macrocosmique » et 
« microcosmique ». Cette affirmation, bien que n'étant que l'expression de la stricte vérité, 
n'a pas eu l'heur de plaire à certains, qui, voyant l'hermétisme à travers leur propre fantaisie, 
voudraient tout y faire rentrer indistinctement ; il est vrai que ceux-là ne savent guère ce 
que peut être la métaphysique pure... Quoi qu'il en soit, il doit être bien entendu que nous 
n'avons nullement déprécier par là les sciences traditionnelles qui sont du ressort de 
l'hermétisme, ni celles qui y correspondent dans d'autres formes doctrinale d'Orient et 
d'Occident ; mais il faut savoir mettre chaque chose à sa place, et ces sciences, comme 
toute connaissance spécialisée, ne sont tout de même que secondaires et dérivées par 
rapport aux principes, dont elles ne sont que l'application à un ordre inférieur de réalité.